Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

22/04/2014

je ne dois rien faire à demi

... Pas même dormir . Good nignt folks !

 

 

 

« Au baron Albrecht von Haller

Aux Délices 13 mars [1759]

Il est juste de vous mettre au fait, monsieur, . Ce Grasset et son frère ont été longtemps domestiques chez les Cramer . Le Grasset dont il est question vola ses maîtres , son procès criminel fut commencé , la sentence de prise de corps existe . Grasset s'enfuit et revint au bout de quelques années se jeter aux pieds de ses maîtres . Le frère de Grasset qui est filleul d'un des Cramer obtint la grâce du coupable . Les Cramer donnèrent une quittance au criminel qui signa l'aveu de son crime , emporta sa quittance avec laquelle il sera toujours condamné quand on voudra, et alla se mettre à Lausanne, chez Bousquet; lequel Bousquet se plaint aujourd'hui d'avoir été friponné par Grasset, ipsi viderint 1. Lorsque j'arrivai dans ce pays-ci, attiré par les sollicitations pressantes de plusieurs personnes, déterminé par le soin de ma santé et par l'amour du repos, Grasset m'écrivit de Lausanne qu'il avait des manuscrits importants qu'il voulait me vendre . Je lui mandai qu'il pouvait venir à ma campagne . Il y vint . Ces manuscrits consistaient dans je ne sait pas quel poème de la Pucelle d'Orléans farci de vers tels que la servante de La Mettrie aurait rougi d'en faire dans un mauvais lieu . Il m'en montra un échantillon, qui faisait frémir d'horreur ; et me demanda cinquante louis de l'ouvrage, en m'assurant doucement que si je ne l'achetais pas , il l'allait vendre à d'autres sous mon nom . J'allai sur le champ avec ma famille chez le résident de France . On mit Grasset en prison, et il fut chassé de la ville . Tous ces faits sont de notoriété publique . On dit que cet homme a beaucoup de souplesse, qu'il est flatteur, qu'il sait séduire, et c'est souvent le malheur des belles âmes comme la vôtre d'être trompés par des méchants, mais elles ne le sont pas longtemps .

Je ne suis pas étonné qu'un tel homme ait imprimé le libelle que MM. les curateurs ont fait saisir, mais j'avoue monsieur que j'ai été surpris que des hommes qui doivent être sages aient eu part à cette manœuvre . Le fond de toute l'affaire était l'envie de gagner vingt écus, en intitulant leur libelle Supplément aux œuvres de M. de V. Ils ne songeaient pas que pour vingt écus ils flétrissaient une famille entière, qu'ils pouvaient perdre M. Saurin, ancien secrétaire de M. le prince de Conti, homme de lettres très estimable et d'une probité reconnue .

Si vous saviez, monsieur, qu'il est près d'obtenir un poste considérable, et que ses concurrents se seraient armés contre lui des traits dont on a voulu attaquer son père, que toute sa fortune allait être détruite par cet écrit scandaleux, qu'il était perdu sans ressource, votre équité et votre humanité auraient certainement condamné Grasset et ses consorts . Vous les condamnez sans doute à présent ; et vous êtes surtout indigné que dans ce libelle on se soit servi du masque de la religion pour outrager une famille . Je suis l'ami intime de M. Saurin, il m'a conjuré de prendre sa défense, j'ai fait mon devoir, j'ai été approuvé par tous les honnêtes gens, et je me flatte de l'être par vous .

On m'avait écrit que dans ce libelle infâme on avait osé imprimer une lettre de vous , j'avais eu l'honneur de vous le mander . Je sais aujourd'hui qu'on n'a point eu l'insolence d'abuser ainsi de votre main .

Vous voyez, monsieur, quelles fortes raisons j'ai eues de poursuivre la suppression de ce recueil de scandales dans lequel on m'impute des choses que je n'ai jamais écrites , et dans lequel on me traite simplement de déiste et d'athée parce que je n'ai pas voulu qu'on couvrit d'opprobre la famille de M. Saurin . Avouez, monsieur, avouez que j'ai eu autant de justes motifs de faire supprimer cette œuvre d'iniquité que vous en eûtes de confondre ce détestable fou de La Mettrie . Ce ne sont point ici des fous, mais des hommes qui sont sortis de leur devoir et qu'on y a fait rentrer . Les éditeurs du libelle (je ne parle pas de Grasset) sont des citoyens à qui j'ai épargné la honte de faire une faute publique et j'espère qu'ils n'y retomberont plus .

Encore un mot . Je vous ai parlé , monsieur (non pas d'un libelle qu'on vous attribuât dans ce recueil) , Dieu m'en garde, mais d'une lettre sur des points historiques et supposant qu'elle eût été de vous, j'aurais été seulement affligé qu'on vous eût mis en si méchante compagnie . Songez, monsieur, aux belles manœuvres dont on s'avisa dès que je fus à Lausanne . Un pasteur de campagne m'écrivit une lettre anonyme, et me la fit rendre sous votre nom . Je donnai quelque argent à un officier 2 pour aller joindre sa troupe en Hollande . Le même pasteur m'écrivit une autre lettre anonyme pour m'avertir que je devais donner davantage, et le même homme a trempé en dernier lieu dans l'affaire du libelle .

Vous voilà, monsieur, au fait de tout . Je sais distinguer les honnêtes gens de Lausanne du petit nombre des esprit mal faits qui peuvent y être, mais il vaut mieux faire des expériences de physique avec le semoir, et faire du bien à ses vassaux, que d'avoir de tels procès à conduire . Ils n'altèrent point le repos du philosophe, mais ils consument un temps précieux que je voudrais employer à vous lire, ou à vous voir . Pardon de la prolixité de votre très humble et très obéissant serviteur .

V....3

Après ma lettre écrite, monsieur, j'apprends que la première que je vous adressai, et votre réponse sont publiques en Suisse . J'en suis très étonné . Il faut que vous ayez des amis peu dignes de votre confiance parmi le grand nombre de ceux qui s'empressent à la mériter ; pour moi je vous jure que je n'ai fait voir vos lettres à personne .4

P.S.- Je sens tout le ridicule de tant d'additions, mais je ne dois rien faire à demi . J'apprends, monsieur, dans le moment que Grasset a imprimé deux libelles au lieu d'un . Le premier finit à la page 140, chiffre romain . Le second en numéros ordinaires jusqu'à 181 . Le tout était pour Lausanne mais il a envoyé à Paris le second seulement, et ce second en chiffres communs est poussé jusqu'à la page 360 . Il est rempli des pièces les plus scandaleuses ; Grasset a eu l'insolence de l’adresser à M. le premier président de Malesherbes qui l'a jeté au feu . Connaissez l'homme .5 »

1 Eux-mêmes l'auront vu . Depuis lequel Bousquet, passage ajouté entre les lignes .

2 Crousaz ; voir lettre d'avril 1757 à David-Louis Constant de Rebecque, seigneur d'Hermenches où Crouzat est nommé Mohadar, personnage de la tragédie Fanime , dont il jouait le rôle au théâtre de Mon Repos à partir du 19 mars 1757 .

3 Le dernier paragraphe est écrit au bas de la marge de la quatrième page du manuscrit .

4 Sur le manuscrit cet ajout est fait au bas de la marge de la première page .

5 Le P.S. est écrit sur une feuille à part dans le manuscrit .