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06/07/2014

je manque peut-être à l'étiquette; mais ce que je sais, et ce que je trouve fort mauvais, c'est qu'on s'égorge après avoir plaisanté

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« A Louise-Dorothée von Meiningen, duchesse de SAXE-GOTHA
22 mai 1759, aux Délices.
Madame, voici les extraits des principaux passages de l'oraison funèbre d'un cordonnier, par Sa Majesté le roi de Prusse 1. Le livret est assez considérable, et de la taille des oraisons funèbres du grand Condé et du maréchal de Turenne. Il est étonnant que le roi de Prusse ait pu s'amuser à un tel ouvrage, l'hiver dernier, tandis qu'il préparait à Breslau les opérations de la campagne qu'il exécute aujourd'hui. Il en a fait bien d'autres; mais comme il a livré son Cordonnier à l'impression, on peut en donner des extraits à une princesse discrète sans trahir des secrets d'État, et sans manquer à ce qu'on doit à la majesté du trône. On dit que le prince Henri pourrait ajouter quelques talons aux souliers que le roi de Prusse a célébrés, attendu qu'il a vu ceux de l'armée de l'empire, laquelle est nommée, je pense, l'armée d'exécution 2. Je ne sais pas trop bien les termes, madame, et je manque peut-être à l'étiquette; mais ce que je sais, et ce que je trouve fort mauvais, c'est qu'on s'égorge après avoir plaisanté. Le canon gronde, le sang coule autour des États de Votre Altesse sérénissime. Elle daigne souhaiter que je vienne lui faire ma cour; quel chemin prendre? On ne peut passer que par- dessus des morts.
Enfin, madame, Votre Altesse sérénissime a donc pris le parti de l'inoculation !3 Vous êtes sage en tout. Les autres cours ne le sont guère, de se ruiner et de faire tant de malheureux. Je ne pardonne qu'à César et à Alexandre d'avoir fait la guerre : il s'agissait de la moitié de la terre ; mais ici (pour se servir d'un proverbe noble) le jeu ne vaut pas la chandelle. La grande maîtresse des cœurs n'est-elle pas de mon avis?
Le vieux Suisse se met aux pieds de Votre Altesse sérénissime et de votre auguste famille. »

1 On verra aisément dans quelle intention ces extraits ont été faits, et de quelle manière piquante ils montrent la contradiction des écrits de Frédéric avec sa conduite en ce moment même. — Le titre n'est pas moins étrange que l'ouvrage : Panégyrique du sieur Jacques-Matthieu Reinhardt, maître cordonnier, prononcé le 13e mois de l'an 2899, dans la ville de l'Imagination, par Pierre Mortier, diacre de la cathédrale. (A. F.)

« Extraits de plusieurs morceaux de l'éloge funèbre du cordonnier Reinhardt par sa majesté le roi de Prusse2.
Une chaussure mal faite révolte par sa forme désagréable ; elle presse le pied et lui donne, en le gênant, des duretés qui causent des douleurs à chaque pas que l'on fait; elle n'empêche pas l'eau d'y pénétrer et d'y occasionner à force de refroidissement des humeurs goutteuses, maladie cruelle qui par de longs tourments conduit au tombeau. Matthieu Reinhardt excellait à éviter tous ces défauts. Ses ouvrages avaient atteint le degré de perfection dont ils sont capables. Il avait surpassé tous ses compagnons et tous ses émules par son talent; et quiconque s'élève d'une manière aussi triomphante sur ses compétiteurs est sûrement un grand homme ; celui qui gouverne sagement, avec ordre et avec application, son atelier et sa maison, gouvernerait de même une ville, une province, et, pour ne rien dissimuler, un royaume. Oui, messieurs, ce bon citoyen que nous pleurons avait des qualités qui n'auraient point déparé le trône ; tandis qu'un nombre de ceux qui l'occupent sans talent et sans application ne seraient que de mauvais cordonniers, si l'aveugle fortune qui dispose des naissances ne les avait faits ce qu'ils sont par charité et pour que ces hommes ineptes ne mourussent pas de faim et de misère.
Demi-dieux sur la terre, puissances que la Providence a établies pour gouverner de vastes provinces avec humanité et sagesse, rougissez de honte qu'un pauvre cordonnier vous confonde et vous apprenne vos devoirs; que l'exemple de sa vie laborieuse vous enseigne ce qu'exigent de vous ces peuples que vous devez rendre heureux. Vous n'êtes point élevés par le ciel pour vous assoupir sur le trône aux concerts de vos flatteurs; vous y êtes placés pour travailler pour le bien de ces milliers de mortels qui vous sont soumis, et qui sont vos égaux. Vous ne fûtes point élevés si haut pour passer des semaines, des mois, des années, dans les forêts, à poursuivre sans cesse ces animaux sauvages qui vous fuient, à vous glorifier de la méprisable adresse de les attraper, divertissement innocent par soi-même si sa fureur ne vous le rendait pas un métier; tandis que les chemins dans vos provinces tombent en ruine, que les villes sont infectées de ces objets dégoûtants de la pitié et de la commisération publique, que le commerce languit dans vos États, que l'industrie est sans encouragement, et la police générale même mal observée.
Quel exemple de modération pour vous, grands de la terre, et quelle leçon vous fait un pauvre, mais pieux artisan! Un homme, peut-être l'objet de votre orgueilleux mépris, et dont vous croyez que le nom salirait votre mémoire, s'il y était gravé, vous enseigne que l'on peut vivre en bonne harmonie avec ses plus proches voisins. Sa jurisprudence, si différente de la vôtre, vous montre qu'il y a des voies pour éviter les querelles, pour éluder les disputes et pour conserver la paix et le repos ; qu'il y a une certaine magnanimité d'âme, bien supérieure aux emportements de la vengeance, qui porte la miséricorde jusqu'à pardonner les injures et les outrages, au lieu que chez vous, les moindres démêlés s'enveniment, de petites querelles produisent des guerres sanglantes. Votre vanité, plus cruelle que la barbarie des tyrans, sacrifie des milliers de citoyens à la fausse gloire, et pour un mot que l'ambition et la haine interprètent, des provinces entières sont saccagées et ruinées; vos fureurs livrent la terre à la rapacité des bêtes féroces déchaînées pour l'envahir. Tous les fléaux, toutes les calamités, désolent le monde à leur suite, et tant de malheurs déplorables ne proviennent que de vos inimitiés funestes. Que Matthieu Reinhardt était sage, et que l'on devrait graver en lettres d'or sur les palais des rois ces belles et mémorables paroles : « C'est beaucoup gagner que de savoir céder à propos. »
Jamais foi ne fut plus fervente que la sienne. De tous nos saints livres, ceux qu'il lisait avec le plus d'application et de plaisir, c'étaient les prophètes de l'Ancien Testament et l'Apocalypse de saint Jean; parce, disait-il, qu'il n'y comprenait rien du tout. Il souhaitait que toute la religion ne fût que mystère, pour mieux raisonner sur ce qu'il avait lu. Rien n'était incroyable pour lui. Avec quel zèle nous l'avons vu assister dans ces saints lieux à toutes les cérémonies religieuses, avec l'humilité d'un chrétien, avec l'attention d'un disciple, avec la componction d'un régénéré!
Sachez et retenez bien que l'on peut se distinguer dans toutes les conditions; que ce ne fut pas parmi les riches que l'Homme-Dieu choisit ceux qu'il daigna associer à ses saints travaux, mais parmi la lie du peuple hébreu. Et vous, sa famille éplorée, séchez vos larmes, et ne souillez point, par vos regrets outrés, la gloire de celui qui est assis à présent à la droite du Père, entre le Fils et le Saint-Esprit. » 

2 « C'est avec beaucoup de précision et selon l'étiquette de la chancellerie impériale que vous nommez monsieur, l'armée de l'empire armée d’exécution . » : réponse de la duchesse .

3 Dans sa lettre du 28 avril 1759 la duchesse disait : « Me voilà quitte grâce à Dieu de la crainte de la petite vérole, mes deux ainés ont passé heureusement par cette cruelle maladie et le cadet en est quitte au moyen de l'inoculation . Vous voyez que nous sommes gens à la mode et au dessus du préjugé . »