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05/10/2014

la sangsue commise par les fermes générales exige le centième de cette bonne action . De quel droit ? sangsue !

... Sangsue mille fois  ! ô fisc français qui t'accapare sans trève une part des héritages des particuliers .

Ô la belle république qui fait subsister des droits féodaux !

Hyènes ! Chacals ! Vautours ! vous dépouillez les morts .

Si quelqu'un peut me dire une seule bonne raison pour ce brigandage, je veux bien l'entendre .

 

 

 

« A Jacques-Bernard Chauvelin

A Tournay 7 septembre 1759

non plainte,

non requête,

non procès,

mais très humble consultation,1

toujours centième denier .

Un peu d’attention, sil-vous-plait, monsieur.2

Par contrat passé le 20 august, V... a bien voulu donner 3125 livres comptant, pour tirer son vassal Betens de prison et le dit Betens abandonne son rural au pays de Gex , jusqu'à ce que V. soit remboursé sur les fruits de ce rural , et le tout sans intérêt . Ainsi spécifié au contrat . Or la sangsue commise par les fermes générales exige le centième de cette bonne action .

De quel droit ? sangsue ! Est-ce ici une aliénation ? Un bail à vie ? Est-ce une aliénation de fonds ? Est-ce un bail de plus de neuf ans ?

Le fonds dont je deviens régisseur vaut environ 700 livres par an . Comptez, vous trouverez qu'en quatre ans et demi tout est fini . Pourquoi fourrez-vous votre nez dans un plaisir que je fais à mon vassal de Tournay  ? pourquoi prenez vous votre part d'un argent prêté par pure charité ? Si vous m'échauffez les oreilles je me plaindrai à M. de Chauvelin .

Vous m'avez extorqué là 50 livres avec la petite oie 3. Sachez que je les retiendrai ( car M. de Chauvelin le jugera ainsi ) sur le centième de l'acquisition à vie de Tournay . Je ne veux pas importuner le roi pour avoir un brevet d'exemption . Je suis satisfait de ses bontés . L’État a besoin d'argent . Oui vous aurez votre centième d'acquisition à vie, en protestant que c'est au rusé président Des Brosses à le payer, non à moi . Patience . Mais pour les 50 livres extorquées, vous les rendrez s'il-vous-plait ; ou il n'y a point de justice sur la terre .

Vous êtes chicaneur et vorace, vous dégoûtez de faire du bien .

Si M. de Chauvelin met no en marge de ma pancarte, je me tais ; mais il mettra si .

Le laboureur V. présente ses respects à monsieur le protecteur des édits, et à monsieur l'abbé son frère examinateur des édits .

Il le supplie de permettre que cette lettre pour monsieur l'ambassadeur soit mise dans son paquet .

Du théâtre de Tournay, pays de Gex, pays charmant,

mais où la terre ne rapporte que trois pour un,

pays où j'entretiens les haras du roi à mes dépens

et où je n'ai point d'avoine, ainsi tout va . »

1Ces mots sont écrits dans la marge en face des trois premières lignes .

2 Ces mots sont écrits en marge en face du début du corps de la lettre .

3Avec la petite oie a été ajouté en marge ; cette expression désigne originairement les abattis de l'oie et est employée par figure pour désigner l'accessoire d'une chose ou d'une affaire, ici , les frais annexes .

 

 

Le temps étant fort cher

... Faites votre prix, mon temps est compté, d'où sa valeur . Les enchères sont ouvertes ...

 

 

 

« A Charles-Augustin Ferriol, comte d'Argental

et à

Jeanne-Grâce Bosc du Bouchet, comtesse d'Argental

[vers le 5 septembre 1759] 1

Le temps étant fort cher , mon cœur tout plein, ma tête épuisée, Pierre le Grand m'occupant du matin au soir, le nouveau semoir à cinq tuyaux demandant ma présence, cinquante maçons me ruinant, l'abbé d'Espagnac me chicanant, trois ou quatre petits procès me lutinant, et mes yeux n'en pouvant plus, je dicte avec humilité le présent mémoire, et je supplie le comité des anges de le lire avec bonté, attention et sans prévention .

1° Pour M. l'abbé d'Espagnac , je n'en parlerai pas pour avoir plus tôt fait . Je me borne à remercier tendrement les dignes ministres qui veulent bien traiter avec lui ; je le soupçonne d'être difficile en affaires, et si les édits du traducteur de Pope 2 sont entre ses mains, je crois que la critique sera épineuse .

2° Je prie tous les anges de députer M. de Chauvelin l'ambassadeur,3 et de lui faire prendre absolument la route de Genève, qui est plus courte que celle de Lyon . Un homme accoutumé à passer les Alpes passera bien le mont Jura . Son chemin sera plus court de 25 lieues en prenant la route de Dijon, St Claude et Annecy ; nous lui promettons de lui jouer une tragédie et une comédie dans la masure appelée château de Tournay, sur un théâtre de Polichinelle, mais dont les décorations sont très jolies . Il me verra faire le vieillard d'après nature ; nous le logerons au Délices ; il peut être sûr d'être très étroitement logé, mais gaiement et dans la plus jolie vue du monde ; on logera son secrétaire et son valet de chambre encore plus mal, mais on lui fera manger des truites . Il verra s'il veut les graves syndics de Genève, les ministres sociniens, et trouvera encore le secret de leur plaire selon son usage .

3° Il trouvera des cœurs sensibles à toutes ses bontés, pénétrés d'estime et de reconnaissance ; on discutera avec lui son mémoire sicilien 4, qui est plein de sagacité et de vues fines et étendues .

4° Madame Scaliger saura qu'il n'y a aucune de ses critiques , excepté celle du billet adultère, que nous n'ayons approuvées . Nous en reconnûmes la justice il y a plus de six semaines, nous fûmes même beaucoup plus difficiles qu'elle, et nous pouvons assurer que nous avons poussé la sévérité aussi loin que si nous avions jugé la pièce d'un autre .

5° Il faut considérer que la pièce ayant été faite en moins d'un mois, on avait voulu essayer seulement s'il en pouvait résulter quelque intérêt ; c'est la première chose dont il faut s'assurer, après quoi le reste se fait aisément . Le fond de la pièce est une femme vertueuse et passionnée, convaincue d'un crime qu'elle n'a pas commis, sauvée du supplice par son amant qui la croit criminelle, méprisée par celui qui l'a sauvée, et pour qui elle avait tout fait, plus désespérée de se voir soupçonnée par son amant qu'elle n'a été affligée d'être conduite au supplice, enfin son amant mourant dans ses bras, et ne reconnaissant la fidélité de sa maîtresse qu'après avoir reçu le coup de la mort, qu'il a cherchée, ne pouvant survivre au crime d'une femme qu’il adorait .

L'intérêt qui doit naître de ce sujet était affaibli par deux défauts dont le premier a été très bien censuré dans l'écrit de Mme Scaliger . Ce défaut consistait dans l'invraisemblance, dans le peu de fondement de l'accusation portée contre Aménaïde, dans l'oubli des accessoires nécessaires pour rendre Aménaïde coupable à tous les yeux, surtout à ceux de Tancrède . La correction de ce défaut ne dépendait que de quelques éclaircissements préliminaires, de quelques détails , de quelques arrangements historiques . C'est un travail auquel on ne s’est pas voulu livrer dans la chaleur de la composition . J'ai traité cette pièce comme la maison que je fais bâtir à Ferney ; je fais d'abord élever les quatre faces , pour voir si l'architecture me plaira, et ensuite je fais les voutes des caves et les égouts ; chacun a sa méthode . Les anges verront par la première édition qu'on leur enverra, que non seulement la partie historique qu'ils désiraient est traitée à fond, mais qu'elle répand encore dans la pièce autant d'intérêt que de lumière, et on espère que madame Scaliger sera contente .

6° Le second défaut consistait dans des longueurs, dans des redites, qui détruisaient l'intérêt au quatrième et cinquième acte . M. de Chauvelin a fait sur ce vice essentiel un mémoire plein de profondeur et de génie . On voit bien d'ailleurs que ce mémoire est d'un ministre public car il propose que Norador 5 soit instruit par ses espions de la condamnation d'Aménaïde, et qu'il envoie sur-le-champ un agent pour déclarer qu'il va mettre tout à feu et à sang, si on touche à cette belle créature . Je prendrai la liberté, quand j'aurai l'honneur de le voir de lui représenter mes petites difficultés sur cette ambassade ; je lui dirai qu'il est bien difficile que Norador soit instruit de ce qui se passe dans la ville lorsqu'on se prépare à lui donner bataille, lorsque les portes sont fermées, les chemins gardés, et si bien gardés qu'on vient de prendre le messager d'Aménaïde, qui les connaissait si bien . Je lui dirai encore que si Norador prenait dans ces circonstances un si violent intérêt à Aménaïde, elle ne pourrait plus guère se justifier aux yeux de Tancrède . Car qui assurera Tancrède que le billet sans adresse qui fait le corps du délit, n'était pas pour Norador ? L'ambassade même de ce Turc ne dit-elle pas clairement que le billet était pour lui ? Il n'y a que le père qui puisse certifier à Tancrède l'innocence de sa fille . Mais comment ce père pourra-t-il lui-même en être convaincu, si sa fille garde longtemps le silence comme on le veut dans ce mémoire ? Ce silence même ne serait-il pas une terrible preuve contre elle ? N'est-il pas absolument nécessaire qu'Aménaïde en voyant Tancrède , au 3è acte, se déclarer son chevalier, avoue à son père dans les transports de sa joie que c’est à lui qu'elle a écrit, et qu'elle n'ose le nommer devant ses persécuteurs, de peur de l'exposer à leur vengeance ? Cela n'est-il pas bien plus vraisemblable, bien plus passionné, bien plus théâtral ?

7° On dit dans le mémoire qu'il n'est pas naturel que Tancrède, dans le 4è acte, coure au combat, sans s'éclaircir avec Aménaïde, qu'elle doit lui dire, Arrêtez, vous croyez avoir combattu pour une perfide qui écrivait à un Turc, et c'est à un bon chrétien, c'est à vous que j'écrivais . Je répondrai à cela, qu'il y a des chevaliers sur la scène, que ces chevaliers sont les ennemis de Tancrède, qu'ils trouveraient Aménaïde aussi coupable de lui avoir écrit contre la loi, que d'avoir écrit à Norador . J'ajouterai que dans la pièce telle qu'elle est, Tancrède n’est point connu , qu'il était en effet très ridicule qu'on le reconnût au commencement du 4è acte, que c'était la principale source de la langueur qui énervait les deux derniers, qu'il y avait encore là une confidente, grande diseuse de choses inutiles, et que tout ce qui est inutile refroidit tout ce qui est nécessaire . J'aurai d'ailleurs beaucoup de remerciements à faire, et quelques objections à proposer, mais j'apprends dans ce moment des nouvelles de mes vaches et de mes semailles, qui sont autrement importantes que les amours de Tancrède et d' Aménaïde . Les sangsues du pays de Gex veulent encor me faire payer un centième denier, parce que j'ai prêté mille écus à un pauvre diable pour le tirer de prison ; je vais faire un beau mémoire pour M. de Chauvelin l'intendant 6 qui me fera encore plus d'objections que monsieur son frère .

Le résultat de tout ceci, c’est que monsieur l’ambassadeur ne peut pas se dispenser de venir voir la pièce aux Délices . Je la fais copier actuellement et je l'enverrai bientôt au chœur des anges de qui je baise le bout des ailes avec toute humilité, pénétré de reconnaissance pour eux tous, et au désespoir d'être heureux loin d’eux . Mais tout le monde me dit que je fais très bien de rester dans mon royaume de Catai et que je suis plus sage que Socrate . Je le crois bien .

N.B.- Que le 3è est tout en action, le 4è en sentiment, le 5è sentiment et action ; vous verrez ! »

1 Le manuscrit est intitulé « Mémoire pour les anges ».

2 Silhouette .

3 Chauvelin et sa femme , en route pour l'Italie passèrent quelques jours avec V* à la fin d'octobre 1759 : voir lettre du 5 novembre 1759 à Mme de Fontaine : 6/11/2010

4 Sur Tancrède dont l'action se passe en Sicile .

5 V* remplaça ce nom par Solamir .