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06/11/2014

Je n'ai point cette roideur d'esprit des vieillards, mon cher ange ; je suis flexible comme une anguille, et vif comme un lézard, et travaillant toujours comme un écureuil. Dès qu'on me fait apercevoir d'une sottise, j'en mets vite une autre à la place.

... J'ai une affection profonde pour toute personne capable d'en dire autant, alliance de jeunesse d'esprit , d'humour, d'intelligence .

Vive Voltaire !

 

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« A Charles-Augustin Ferriol, comte d'ARGENTAL.
A Tournay, 22 octobre [1759] 1
Acteurs moitié français, moitié suisses, décorateurs de mon théâtre de Polichinelle, Durant quelques moments souffrez que je respire 2 et que je réponde à mon ange. Je devrais lui avoir déjà envoyé la pièce, telle que Mme Scaliger la veut. Mon ange est aussi un peu Scaliger, et je le suis plus qu'eux tous. Vous ne la reconnaîtrez pas, cette Chevalerie. J'en use comme dans le temps où j'envoyais à Mlle Desmares 3 des corrections dans un pâté : hesternus error, hodierna virtus 4. Si j'avais quatre-vingts ans, je chercherais à me corriger. Je n'ai point cette roideur d'esprit des vieillards, mon cher ange ; je suis flexible comme une anguille, et vif comme un lézard, et travaillant toujours comme un écureuil. Dès qu'on me fait apercevoir d'une sottise, j'en mets vite une autre à la place.
Notre conseil n'a jamais pu adopter les négociations de monsieur l'ambassadeur 5: il sera refusé tout net; mais nous adoucirons le mauvais succès de son ambassade par une réception dont j'espère que lui et madame l'ambassadrice seront contents. D'ailleurs il entend raison; il ne voudra pas qu'un Maure envoie un espion dans Syracuse quand les portes sont fermées; il ne voudra pas que ce Maure propose de mettre tout à feu et à sang si l'on pend une fille. Figurez-vous le beau rôle que jouerait la fille pendant tout ce temps-là; et ne voilà-t-il pas une intrigue bien attachante que l'embarras de quatre chevaliers qui délibéreraient de sang-froid si l'on exécutera mademoiselle ou non! et puis alors comment justifier cette pauvre créature ? qu'aurait-elle à dire? tout déposerait contre elle. L'abbé d'Espagnac, grand raisonneur, lui dirait : Mon enfant, non-seulement vous avez écrit à Solamir 6, mais vous l'excitez contre nous; il est clair que vous êtes une malheureuse. Elle serait forcée à dire toujours : Non, non, non, pendant deux actes; ce serait un procès criminel sans preuves justificatives, et Joly de Fleury ferait brûler son billet comme un mandement d'évêque, et comme l'Ecclésiaste 7.
O juges malheureux qui, dans vos sottes mains 8,

Tenez si pesamment la plume et la balance,

Combien vos jugements sont aveugles et vains!
Mon cher ange, on dit que la dernière pièce 9 du traducteur de Pope est sifflée; dites-moi si elle réussit à la longue. Dites- moi s'il est vrai que le duc de Broglie est le Germanicus qui ranimera les pauvres légions de Varus. Quoi ! les Anglais auraient pris Surate! ah! ils prendront Pondichéry; et Dupleix en rira, et j'en pleurerai, car j'y perdrai la moitié de mon bien, et mon beau château nel gusto grande ne sera pas achevé ; et, après avoir fait l'insolent pendant deux ans, je demanderai l'aumône à la porte de mon palais. Faites la paix, je vous en prie, mon cher ange.
N'oubliez pas de demander à M. le duc de Choiseul s'il est content de la Marmotte 10.

V.
Mme Denis joue bien. Nous avons un Tancrède admirable. Je crois jouer parfaitement le bon homme; je me trompe peut- être, mais je vous aime passionnément, et en cela je ne me trompe pas; autant en fait la nièce.
Je supplie mes anges de m'écrire par Genève, et non à Genève; cet à Genève a l'air d'un réfugié. 11»

1 Date complétée par d'Argental ; l'édition de Kehl omet : Madame Scaliger ...Mon cher ange, de même que les éditions suivantes .

3 Cette actrice, nièce de la fameuse Champmêlé, créa le rôle de Jocaste dans l'OEdipe de Voltaire (1718) . Retirée du théâtre à Pâques 1721, elle mourut en 1753.On connait l'histoire des corrections à sa pièce que V* lui avait envoyée dans un pâté pour les faire bien recevoir . http://fr.wikipedia.org/wiki/Charlotte_Desmares

Voir aussi : http://www.hachettebnf.fr/sites/default/files/contenus_co...

4 Erreur d'hier, vertu d’aujourd’hui .

5 Le « mémoire » sur Tancrède ; voir lettre du 5 septembre 1759 aux d'Argental : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2014/10/05/le-temps-etant-fort-cher-5461761.html

6 V* a ajouté ou Norador entre parenthèses en dessous de la ligne .

7 Le Précis de l'Ecclésiaste et du Cantique des cantiques avait été brûlé le 7 septembre 1759; la condamnation est du 3. Pour l’expression brûler comme un mandement d'évêque, elle revient dans un passage du Pot pourri composé peu de temps après ; voir romans et contes .

9 Trois édits pour lesquels Louis XV avait tenu un lit de justice à Versailles le 20 septembre 1759, et qui cependant n'eurent pas d'exécution, étaient l'ouvrage de Silhouette. Ils furent remplacés par d'autres. Sur « la pièce sifflée », voir la lettre du 13 octobre 1759 à Mme du Deffand et la note sur Thieriot : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2014/10/29/que-j-aime-les-gens-qui-disent-ce-qu-ils-pensent-c-est-ne-vivre-qu-a-demi-q.html

10 Au sujet des négociations avec Frédéric II , V* écrit le 15 novembre 1759 à d'Argental : « Il [V*] a été envoyé secrètement en 1743 auprès de Luc, il eut le bonheur de déterrer que Luc alors se joindrait à la France . Il le promit, le traité fut conclu depuis et signé par M. le cardinal de Tencin . Il pourrait rendre aujourd'hui quelque service non moins nécessaire . »

11 L'avant-dernier paragraphe est écrit dans la marge du bas de la quatrième page du manuscrit, le dernier au bas de la première page ; cette dernière phrase éclaire les intentions de V* en acquérant Ferney et Tournay .