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01/12/2014

A force d'aller mal, tout ira bien

... "Laissez-moi faire, tout viendra à point" , on croirait entendre un gouvernant .

Armons-nous de patience et comme Voltaire soyons temporiseurs ! et comme lui aussi disons avec optimisme (et non avec des envies suicidaires, comme dit Super Z) :  "en tout cas, cela ne gâtera rien."

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« A Charles-Augustin Ferriol, comte d'ARGENTAL.
Aux Délices, 24 novembre [1759]
Mon cher ange, vous me trouvez bien indigne des plumes de vos ailes; mais c'est pour en être digne que je diffère l'envoi de la Chevalerie. Horace veut qu'on tienne son affaire enfermée neuf ans 1; je ne demande que neuf semaines : voyez comme l'âge m'a rendu temporiseur. Je suis un petit Fabius, un petit Daun. D'ailleurs, moi qui ai d'ordinaire deux copistes, je n'en ai plus qu'un, et il ne peut suffire à tenir l'état de mes vaches et de mon foin en parties doubles, à la correspondance, et aux tragédies, et à Pierre le Grand, et à Jeanne. Laissez-moi faire, tout viendra à point.
Dites-moi donc, mon divin ange, s'il ne vaut pas mieux bien faire que se presser. Quand on voudra faire la paix, qu'on se presse ; mais, en fait de tragédies, si on les veut bonnes, il faut qu'on ait la bonté d'attendre. Parlez-moi, je vous en prie, de la fortune que vous avez faite à Cadix, et dites-moi si vous mangez sur des assiettes à cul noir 2. Le crédit est-il toujours grand à Paris? le commerce florissant? M. le duc de Choiseul m'a mandé que feu M. de Meuse 3 avait une terre sur la porte de laquelle était gravé : A force d'aller mal, tout ira bien.
Je vous demandais s'il daignait être content de moi 4; je vous dis aujourd'hui qu'il a la bonté d'en être content.
Quand vous serez de loisir, et lui aussi, quand tout ira de pis en pis, quand on n'aura pas le sou, vous pourrez, mon divin ange, lui dire les belles lanternes dont il est question dans ma dernière épître 5 ; cela pourrait réussir ; et, en tout cas, cela ne gâtera rien. Vous êtes maître de tout.
Mais vraiment, mon cher ange, je crois que tout le monde fera la campagne prochaine, sur terre et sur mer; j'entends, sur mer, ceux qui auront des vaisseaux; il faut que je déraisonne 6 politique.
1° L’Espagne est seule en état de proposer la paix, d'offrir sa médiation, de menacer si on ne l'accepte pas, etc., etc.
2° Les Anglais peuvent nous prendre Pondichéry pendant que la gravité espagnole fera ses propositions.
3° Le Canada n'est qu'un sujet éternel de guerres malheureuses, et j'en suis fâché.
4° Il y a des gens qui prétendent que la Louisiane valait cent fois mieux, surtout si la Nouvelle-Orléans, qu'on appelle une ville, était bâtie ailleurs.
5° Je ne vois dans tout ceci qu'un labyrinthe, et peu de fil. J'aime à vous dire tout ce qui me passe dans la tête, parce que vous êtes accoutumé à rectifier mes idées.
6° Luc voudrait bien la paix 7. Y aurait-il si grand mal à la lui donner, et à laisser à l'Allemagne un contre-poids ? Luc est un vaurien, je le sais ; mais faut-il se ruiner pour anéantir un vaurien dont l'existence est nécessaire ?
7° Si vous avez de quoi bien faire la guerre, faites-la ; sinon, la paix.
Vous vous moquez de moi, mon divin ange : vous avez raison ; mais mes terres sont couvertes de neige ; tous mes travaux champêtres sont malheureusement suspendus ; permettez-moi de déraisonner, c'est un grand plaisir.
Mille tendres respects à Mme Scaliger. M. de Choiseul a bien de l'esprit. »

1 Nonum prematur in annum....= puis , gardez votre manuscrit pendant neuf ans. Tant qu'il n'a pas vu le jour, on peut, à son aise, revenir sur des pages inédites : une fois parti, le mot ne revient plus. Horace, Art Poétique., 388-389 ;http://latinjuxtalineaire.over-blog.com/article-24224678.html

2 Un arrêt du conseil du 26 octobre 1759 exhortait les Français à porter leur vaisselle à la Monnaie pour être convertie en espèces pour les besoins de l'État, et fixait le prix qui en serait donné. Le roi donna l'exemple, qui ne fut suivi que par Mlle Hus, actrice, et quinze cents citoyens. On se servit alors de plats dont le dessous était recouvert d'un vernis brun, et auxquels on donna le nom de culs noirs. http://www.leblogantiquites.com/2007/06/cul-noir-de-for.html

et : http://www.alienor.org/ARTICLES/faience_patronyme/prod02.htm

3 Henri Louis de Choiseul-Meuse (1689-1754), marquis de Meuse (1703-1754), comte de Sorey, lieutenant général des armées du Roi (1738), gouverneur de Saint-Malo (1743), chevalier du Saint-Esprit (reçu le 2 février 1745 dans la chapelle royale du château de Versailles) , mort brigadier d'infanterie en 1746. http://fr.wikipedia.org/wiki/Famille_de_Choiseul

Dans sa lettre du 12 novembre 1759, Choiseul disait : « Avez-vous connu Meuse, mon cher ermite ? Il avait une terre en Lorraine qui s'appelle Sorey […] Meuse était de mes parents ; je n'ai point sa terre , mais j'ai conservé sa devise [... ]»

4 Voir lettre du 15 novembre 1759 à d'Argental : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2014/11/25/u...

6 V* a d'abord écrit raisonne .

7 Frédéric II écrit à V* le 19 novembre 1759 : « Vous apprendrez par la déclaration de La Haye [avec l'Angleterre et la Russie] si le roi d'Angleterre et moi nous sommes pacifiques […] La porte est ouverte, peut venir au parloir qui voudra . la France est maitresse de s'expliquer . C'est aux Français , qui sont naturellement éloquents, à parler, à nous à les écouter avec admiration, et à leur répondre dans un mauvais baragouin, le mieux que nous pourrons […] L'Angleterre a à la tête de ses affaires un ministre [William Pitt] modéré et sage […] Je suis sur le point de m'accommoder avec les Tusses, ainsi il ne me restera que la reine de Hongrie, les malandrins du saint Empire et les brigands de Laponie pour l'année qui vient . »

 

il est très difficile de dire la vérité, et de la bien dire

... Et à ce propos, voir monsieurdevoltaire sous la plume de Mam'zelle Wagnière : http://www.monsieurdevoltaire.com/2014/12/citation-du-jour.html

 

 

 

« A Charlotte-Sophie von Altenburg, comtesse Bentinck

Aux Délices 23 novembre [1759]

J'ai bien mal aux yeux,madame, ils ont eu cependant le bonheur de lire la lettre dont vous m'honorez du 5 novembre 1. Venons vite à l'article qui paraît vous intéresser le plus . C'est monsieur le comte de Kaunits en ermite . Je ne le reconnais point du tout dans un habit de moine ; mais je l'aurais deviné au temple de l'immortalité , quand même vous ne m’auriez pas mis le doigt dessus . Voyez si vous voulez cette antienne sur le frontispice de son église :

Temple de l'immortalité,

Vous êtes donc un ermitage !

Loin de la foule, une main sage

L'élève avec solidité .

Par Thérèse il est habité ;

Rien n'est plus juste : elle a conduit l'ouvrage .

Ces vers ne sont pas trop bons, mais tout le monde y est en place . Je vous prie, madame, de ne me pas oublier auprès de M. le prince de Virtemberg qui m'oublie, et à qui je serai toujours attaché ; je le tiens un de vos plus dignes ermites ; car assurément il ne pense point comme la foule du vulgaire .

Je ne peux envoyer encore rien de l'Histoire de Pierre le Grand, j'y travaille tous les jours ; il est très difficile de dire la vérité, et de la bien dire .

Il n'y a point encore d'édition in-quarto, tout traine en longueur comme la guerre ; il n'y a que notre ruine (à nous autres Français qui aille le grand galop) mais tout se réparera par notre régime .

Je suis enchanté que vous soyez enchantée de notre digne ambassadeur, et de madame l’ambassadrice 2: je ne suis point assez heureux pour connaître madame mais j'ai fort l'honneur de connaître monsieur ; ajoutez s'il vous plait , à tout ce que vous me dires de lui, que c'est l'un des plus vertueux hommes de l'Europe ; il semble que M. de Caunits l'ait fait venir exprès pour lui .

Vous ne me parlez pas beaucoup, madame, de votre grand procès de Kniphausen 3; mais vous pouvez toujours assurer M. du Triangle, cet habile avocat, cet homme éloquent, que la cause m'est bien chère ; j'ai même envoyé des pièces de la main de M. Larey notre ennemi, qui ont fait une grande impression sur l'esprit des juges ; il faudra bien qu'on rende Kniphausen, malgré la chicane . Je prends la liberté, madame, de m'intéresser à vos affaires comme à vous même . Pardonnez-moi si je dicte cette lettre ; quand je ne serai plus aveugle, j'aurai l'honneur de vous écrire de ma main combien l'oncle et le nièce saucée dans le ruisseau de Francfort vous respectent, vous regrettent, et vous aiment . »

1 Celle-ci ne nous est pas parvenue .

2 Anne-Marie de Champagne-la Suze, dame de Saint-Romans, qui avait épousé César-Gabriel de Choiseul, duc de Praslin, en 1732 ; en 1758, il a été nommé ambassadeur de France à Vienne, en remplacement de son cousin Étienne François de Choiseul, comte de Stainville, lorsque celui-ci fut appelé au Ministère des Affaires étrangères.