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12/01/2015

il est des circonstances où un homme qui a eu le malheur d'écrire doit au moins, en qualité de citoyen, réfuter la calomnie

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« A Pierre ROUSSEAU
au Journal Encyclopédique
[vers le 5 Janvier 1760]. 1
Quelque répugnance, messieurs, qu'on puisse sentir à parler de soi-même au public, et quelque vains que puissent être tous les petits intérêts d'auteurs, vous jugerez peut-être qu'il est des circonstances où un homme qui a eu le malheur d'écrire doit au moins, en qualité de citoyen, réfuter la calomnie. Il n'est pas bien intéressant pour le public que quelques hommes obscurs aient, depuis dix ans, mis leurs ouvrages sous le nom d'un homme obscur tel que moi ; mais il m'est permis d'avertir qu'on m'a souvent apporté, dans ma retraite, des brochures de Paris, qui portaient mon nom avec ce titre : imprimé à Genève.
Je puis protester que non-seulement aucune de ces brochures n'est de moi, mais encore qu'à Genève rien n'est imprimé sans la permission expresse de trois magistrats, et que toutes ces puérilités, pour ne rien dire de pis, sont absolument ignorées dans ce pays, où l'on n'est occupé que de ses devoirs, de son commerce et de l'agriculture, et où les douceurs de la société ne sont jamais aigries par des querelles d'auteurs.
Ceux qui ont voulu troubler ainsi ma vieillesse et mon repos se sont imaginé que je demeurais à Genève. Il est vrai que j'ai pris, depuis longtemps, le parti de la retraite, pour n'être plus en butte aux cabales et aux calomnies qui désolent, à Paris, la littérature ; mais il n'est pas vrai que je me sois retiré à Genève. Mon habitation naturelle est dans des terres que je possède en France, sur la frontière, et auxquelles Sa Majesté a daigné accorder des privilèges et des droits qui me les rendent encore plus précieuses. C'est là que ma principale occupation, assez connue dans le pays, est de cultiver en paix mes campagnes, et de n'être pas inutile à quelques infortunés. Je suis si éloigné d'envoyer à Paris aucun ouvrage que je n'ai aucun commerce, ni direct ni indirect, avec aucun libraire, ni même avec aucun homme de lettres de Paris; et, hors je ne sais quelle tragédie, intitulée l'Orphelin de la Chine, qu'un ami 2 respectable m'arracha il y a cinq à six années, et dont je fis le médiocre présent aux acteurs du Théâtre-Français, je n'ai certainement rien fait imprimer dans cette ville.
J'ai été assez surpris de recevoir, le dernier de décembre, une feuille 3 d'une brochure périodique, intitulée l'Année littéraire, dont j'ignorais absolument l'existence dans ma retraite. Cette feuille était accompagnée d'une petite comédie qui a pour titre la Femme qui a raison, représentée à Karonge, donnée par M. de Voltaire, et imprimée à Genève. Il y a dans ce titre trois faussetés. Cette pièce, telle qu'elle est défigurée par le libraire, n'est assurément pas mon ouvrage ; elle n'a jamais été imprimée à Genève ; il n'y a nul endroit ici qui s'appelle Karonge 4, et j'ajoute que le libraire de Paris qui l'a imprimée sous mon nom, sans mon aveu, est très- répréhensible.
Mais voici une autre réponse aux politesses de l'auteur de l'Année littéraire. La pièce qu'il croit nouvelle fut jouée, il y a douze ans, à Lunéville, dans le palais du roi de Pologne, où j'avais l'honneur de demeurer. Les premières personnes du royaume, pour la naissance, et peut-être pour l'esprit et le goût, la jouèrent en présence de ce monarque. Il suffit de dire que Mme la marquise du Châtelet-Lorraine représenta la Femme qui a raison avec un applaudissement général. On tait par respect le nom des autres personnes illustres qui vivent encore, ou plutôt parla crainte de blesser leur modestie. Une telle assemblée savait, peut-être aussi bien que l'auteur de l'Année littéraire, ce que c'est que la bonne plaisanterie et la bienséance. Les deux tiers de la pièce furent composés par un homme 5 dont j'envierais les talents, si la juste horreur qu'il a pour les tracasseries d'auteur et pour les cabales de théâtre ne l'avait fait renoncer à un art pour lequel il avait beaucoup de génie. Je fis la dernière partie de l'ouvrage ; je remis ensuite le tout en trois actes, avec quelques changements légers que cette forme exigeait. Ce petit divertissement en trois actes, qui n'a jamais été destiné au public, est très-différent de la pièce qu'on a très-mal à propos imprimée sous mon nom.

Vous voyez, messieurs, que je ne suis pas le seul qui doive des remerciements à l'auteur de l'Année littéraire, pour ces belles imputations de grossièreté tudesque, de bassesse, et d'indécence, qu'il prodigue 6. Le roi de Pologne, les premières dames du royaume, des princes mêmes, peuvent en prendre leur part avec la même reconnaissance ; et le respectable auteur que j'aidai dans cette fête doit partager les mêmes sentiments.
Je me suis informé de ce qu'était cette Année littéraire, et j'ai appris que c'est un ouvrage où les hommes les plus célèbres que nous ayons dans la littérature sont souvent outragés. C'est pour moi un nouveau sujet de remerciement. J'ai parcouru quelques pages de la brochure; j'y ai trouvé quelques injures un peu fortes contre M. Lemierre. On l'y traite d'homme sans génie, de plagiaire, de joueur de gobelets, parce que ce jeune homme estimable a remporté trois 7 prix à notre Académie, et qu'il a réussi dans une tragédie longtemps honorée des suffrages encourageants du public.
Je dois dire en général, et sans avoir personne en vue, qu'il est un peu hardi de s'ériger en juge de tous les ouvrages, et qu'il vaudrait mieux en faire de bons.
La satire en vers, et même en beaux vers, est aujourd'hui décriée ; à plus forte raison la satire en prose, surtout quand on y réussit d'autant plus mal qu'il est plus aisé d'écrire en ce pitoyable genre. Je suis très-éloigné de caractériser ici l'auteur de l'Année littéraire, qui m'est absolument inconnu. On me dit qu'il est depuis longtemps mon ennemi. A la bonne heure ! on a beau me le dire, je vous assure que je n'en sais rien.
Si, dans la crise où est l'Europe, et dans les malheurs qui désolent tant d'États, il est encore quelques amateurs de la littérature qui s'amusent du bien et du mal qu'elle peut produire, je les prie de croire que je méprise la satire, et que je n'en fais point. »

1 Cette lettre a été imprimée dans le Journal encyclopédique, daté du 1er janvier 1760, page 110, comme adressée aux auteurs de ce journal, que rédigeait Pierre Rousseau. Elle a été reproduite dans le Mercure de 1760, tome II de janvier, page 143.

Copie Beaumarchais-Kehl ; « Lettre de M. de Voltaire au sujet de La Femme qui a raison, adressée aux auteurs de ce journal » : Journal encyclopédique, Bouillon,1er janvier 1760, c'est le texte le plus ancien et qui , en conséquence, a té suivi de préférence à celui du Mercure de France de janvier 1760 que reprend la copie Beaumarchais . Malgré la date du 1er janvier que donne l'éditeur, la lettre correspond à celles des 4 et 7 janvier 176 à Thieriot et Mme d'Epinay , d'où la date proposée . Le Journal encyclopédique accompagne la lettre de la note suivante : Lorsque M. de Voltaire nous a fait l'honneur de nous adresser cette lettre, il n'avait pas sans doute encore reçu le volume de notre journal dans lequel nous rendons compte de cette comédie . Si sur la foi du titre, nous l'avons présentée comme étant de cet illustre auteur, du moins avons nous la consolation d'avoir rendu justice à ce qu'il y avait de bon . Pouvait-on, aux traits que nous avons cité, méconnaître sa plume ? Ces beautés nous ont induits en erreur ; nous en convenons de bonne foi ; et d'ailleurs nous ne présumions pas qu'il y eût des hommes assez impudents pour mettre le nom d'un auteur à un ouvrage qu'il n'a point fait . »

3Fréron avait commencé la guerre à l'occasion de Candide, puis de la Femme qui a raison. La lettre de Voltaire la décida. Fréron y répondit dans l'Année littéraire, 1700, tome IV, page 7. Il feint de croire que la lettre n'est pas de Voltaire. (Beuchot) . C'est la malsemaine dont Voltaire parle dans la lettre du 15 décembre 1759 à Thieriot : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2014/12/25/quid-agis-dulcissime-rerum-que-fais-tu-toi-qui-m-est-cher-en-5520053.html

Voir aussi lettre du 4 janvier à Thieriot : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2015/01/11/j-aime-il-est-vrai-tirer-sur-le-jesuite-sur-le-moliniste-sur-5531064.html

4 L'édition de 1759 de la Femme qui a raison ne portait pas sur le titre Karonge, comme le dit Voltaire, mais Caronge, ainsi que Beuchot l'a dit page 573 du tome IV. Le nom du village, aujourd'hui ville de Carouge, près de Genève, étant ainsi défiguré, Voltaire faisait une observation juste, mais sévère, et sur laquelle il savait bien à quoi s'en tenir.

5 Sans doute Saint-Lambert, selon Clogenson . Mais rien de ce que dit V* ne s'applique à lui , ce qui est bien naturel puisque la pièce est toute de V* lui-même .

6 Le 12 novembre 1759, dans un article de l'Année littéraire, VII, 145-188, à l'occasion d'un compte rendu de la tragédie d'Hypermnestre, Fréon se vengea en publiant dans le numéro de son journal du 26 mai 1760 un compte rendu satirique de la présente lettre .

7 Lemierre, auteur entre autres de Guillaume Tell, obtint au total cinq prix académiques sans être pour autant un plus grand auteur dramatique .