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18/02/2018

nous sommes des gens excessivement médiocres

... en général ! et heureusement les Jeux Olympiques nous montrent qu'il y a quelques exceptions et qu'un travail , des efforts acharnés méritent d'être reconnus, même chez ceux qui n'ont pas remporté de médailles . Bravo à eux !

 

 

« A Charles-Augustin Ferriol, comte d'Argental

et à

Jeanne-Grâce Bosc du Bouchet, comtesse d'Argental

Aux Délices 9 mars 1763 1

Assurément vous êtes bien anges, et je suis bien payé pour le croire et pour le dire. Vous me traitez précisément comme Gabriel 2 traita Tobie, vous m’enseignez un remède pour mes yeux ; mais ce n’est pas du fiel de brochet. Je vous remercie bien tendrement, mes chers anges.

Je vois qu’il faut abandonner le tripot pour longtemps. Vous n’ignorez pas sans doute que mademoiselle Clairon est dans le cas de l'hémorroïsse 3, et que le sauveur Tronchin lui a mandé qu’il ne pouvait la guérir, si elle ne venait toucher le bas de sa robe. Il la déclare morte, si elle joue la comédie. Je me bornerai donc à commenter Corneille et à admirer Racine.

Mais admirez dans quel embarras me jette Pierre Corneille. Ce n’est pas assez pour lui d’avoir fait Pertharite, Théodore, Agésilas, Attila, Suréna, Pulchérie, Othon, Bérénice, il faut encore qu’un arrière-petit-fils de tous ces gens-là vienne du pays de la mère aux guines 4 me relancer aux Délices. C’est réellement l’arrière-petit-fils de Pierre. Il se nomme Claude-Etienne Corneille, fils de Pierre-Alexis Corneille, lequel Alexis était fils de Pierre Corneille, gentilhomme ordinaire du roi ; lequel Pierre était fils de Pierre, auteur de Cinna et de Pertharite.

Claude-Etienne, dont il s’agit ici, est né avec soixante livres de rente mal-venant 5. Il a été soldat, déserteur, manœuvre, et d’ailleurs fort honnête homme. En passant par Grenoble, il a représenté son nom et ses besoins à M. de Montferrat, 6 que vous connaissez. Ce président, qui est le plus généreux de tous les hommes, ne lui a pas donné un sou, mais lui a conseillé de poursuivre son voyage à pied, et de venir chez moi, l’assurant que ce conseil valait beaucoup mieux que de l’argent, et que sa fortune était faite.

Claude-Etienne lui a représenté qu’il n’avait que quatre livres dix sous pour venir de Grenoble aux Délices. Le président a fait son décompte, et lui a prouvé qu’en vivant sobrement, il en aurait encore de reste à son arrivée.

Le pauvre diable enfin arrive mourant de faim, et ressemblant au Lazare ou à moi. Il entre dans la maison, et demande d’abord à boire et à manger, ce qu’on ne trouve point chez le président de Montferrat. Quand il est un peu refait, il dit son nom et demande à embrasser sa cousine. Il montre les papiers qu’il a en poche ; ils sont en très bonne forme. Nous n’avons pas jugé à propos de le présenter à sa cousine ni à son cousin M. Dupuits, et je crois que nous nous en déferons avec quelque argent comptant. Il descend pourtant de Pierre Corneille en droite ligne, et mademoiselle Corneille, à la rigueur, n’est rien à Pierre Corneille 7. Nous aurions pu marier Marie à Claude-Etienne, sans être obligés de demander une dispense au pape.

Mais comme M. Dupuits est en possession, et qu’il s’appelle Claude, l’autre Claude videra la maison. Voilà, je crois, ce que nous avons de meilleur à faire.

On nous menace d’une douzaine d’autres petits Cornillons 8, cousins-germains de Pertharite, qui viendront l’un après l’autre demander la becquée. Mais Marie Corneille est comme Marie sœur de Marthe ; elle a pris la meilleure part 9.

Le bon de l’histoire, c’est que c’est un nommé Du Molard 10, pauvre diable de son métier, qui est le premier auteur de la fortune de Marie. Tout cela, combiné ensemble, me fait croire plus que jamais à la destinée.

Heureusement le roi s’est moqué des beaux arrangements de M. Bertin ; il nous envoie de l’argent comptant, autre destinée encore très singulière.

Celle de la veuve Calas ne l’est pas moins ; elle ne se doutait pas, il y a un an, que le conseil d’État s’assemblerait pour elle.

Olympie a encore sa destinée ; elle sera jouée à Moscou avant de l’être à Paris. Une très mauvaise copie a été imprimée en Allemagne et j’ai été obligé d’en envoyer une moins mauvaise. La pièce me paraît singulière, et assez rondement écrite. Je la trouve admirable quand je lis Attila ; mais je la trouve détestable quand je lis les pièces de Racine, et je voudrais avoir brûlé tout ce que j’ai fait. Mes divins anges, il n’y a que Racine dans le monde : s’il me vient quelqu’un de sa famille, je vous promets de le bien traiter : mais pour Campistron, La Grange Chancel, Crébillon, et moi, nous sommes des gens excessivement médiocres. Ce n’est pas qu’il n’y ait de très belles choses dans Corneille ; mais pour une pièce parfaite de lui, je n’en connais point. Mes chers anges, je baise le bout de vos ailes avec tendresse et respect.

V. »



1 L'édition de Kehl remplace Montferrat par M***, suivie par les autres éditions .

2 Raphaël et non Gabriel, cité dans Tobie, VI, 5 : https://bible.catholique.org/livre-de-tobie/4137-chapitre-5

3 Ce terme est appliqué à la femme guérie d'un saignement en touchant la robe du Christ ; https://fr.wiktionary.org/wiki/h%C3%A9morro%C3%AFsse

4 Ou plutôt gaines : « ce pays de la mère aux gaines » est Moulins ; voir : http://dictionnaire.sensagent.leparisien.fr/Gaine/fr-fr/

5 Bien que cité par Littré, d'après la présente lettre , comme un ancien terme juridique, il semble en fait n'être ici qu'une plaisanterie sur la formule habituelle bien-venant .

6 Charles-Gabriel-Justin de Barral, marquis de Montferrat, qui n'est que conseiller du parlement de Grenoble, ou alors son frère aîné Jean-baptiste-François, qui est président à mortier mais ordinairement nommé marquis d'Arvillard . Voir : https://fr.wikipedia.org/wiki/Famille_de_Barral

7 V* a pour Marie-Françoise Corneille une affection sincère prouvée par les termes de son contrat de mariage, mais on ne peut manquer son peu d'empressement qu'il met à secourir le propre petit-fils de Corneille . Certains disent que l'aide apportée à celle-ci était une opération publicitaire alors que la même aide entreprise dans le cas du petit-fils aurait été négative sur ce plan .

8 Souriau fait de ce terme un néologisme, alors que V* l'a utilisé comme une formation plaisante, rappelant le corbillon d'Agnès .

10 Charles Du Molard Bert : voir lettre du 15 janvier 1761 : http://www.monsieurdevoltaire.com/article-correspondance-annee-1761-partie-3-121330760.html