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15/04/2018

c'est aux seuls gens de lettres qu'on doit actuellement la réputation de la France

...Vrai au XVIIIè siècle . Au XVIIIè seulement . Et ce n'est pas Les Leçons du pouvoir qui va donner de l'aura à notre pays . Notre Fanfoué , "homme de lettres" , va peut-être faire une tournée de promotion, il a du temps à perdre, donner des conférences ( quand je dis donner, c'est au sens figuré, car je suppose que comme ses prédécesseurs ex-présidents, il va monnayer ses prestations ) et réfléchir à ce que son successeur doit faire et que lui-même a été incapable d'accomplir .

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Qu'y a-t-il sous cette toge/jupette ?

 

 

« A Charles-Augustin Ferriol, comte d'Argental

et à

Jeanne-Grâce Bosc du Bouchet, comtesse d'Argental

25 [avril 1763]

Mes chers anges, je vous envoie Olympie que j'ai fait imprimer pour deux raisons assez fortes . La première, à cause des remarques que je crois très intéressantes et très utiles i, si utiles même qu'on ne les aurait jamais imprimées à Paris, où les véritables gens de lettres sont persécutés, et où l'insolent et ridicule Omer de Fleury ose prescrire la Religion naturelle ainsi que le Bon sens.ii

La seconde raison c'est que ni Lekain , ni Mlle Clairon ne mutileront mon ouvrage iii. Je vous avoue que dans l’état où sont les choses, j'aime mieux les suffrages de l'Europe iv que ceux de la ville de Paris . Vous m'avouerez, mes chers anges, que c'est aux seuls gens de lettres qu'on doit actuellement la réputation de la France . L'impératrice de Russie veut faire imprimer chez elle l'Encyclopédie v, tandis qu'Omer de Fleury veut qu'on vole à Paris les souscripteurs vi. On représente à Moscou et à Rome ce même Mahomet qu'Omer de Fleury voulait anéantir à Paris vii, etc. etc. etc.

J'avoue qu'on a protégé dans votre ville une comédie, dont tout le mérite consistait à dire que Diderot et d’Alembert étaient des fripons viii. J'avoue qu'on élève un mausolée à un assez mauvais poète boursouflé, qui n'a presque jamais parlé français ix; mais ces petites faveurs si bien appliquées ne me font pas changer de sentiment .

Je vous demande en grâce, mes chers anges, de ne pas souffrir qu'on me joue le tour de représenter Adélaïde du Guesclin . Si le public se déclara contre cette pièce à sa naissance, il ne souffrirait pas à sa résurrection . Il est si ridicule et si indécent de supposer à un prince du sang connu, un crime abominable qu'il n'a point commis, que moi-même, si j’étais à Paris, je sifflerais l'ouvrage avec indignation x.

Je crois que Mlle Clairon est la plus grand actrice que vous ayez eue, mais permettez-moi de ne m'en rapporter en aucune manière à aucun de ses jugements .

Permettez-moi aussi de vous dire que vous me faites une vraie peine de céder à ceux qui ont assez peu de goût pour vouloir retrancher ces vers que dit Antigone au 1er acte :

Nous verrons ... mais on ouvre, et ce temple sacré

Nous découvre un autel de guirlandes paré.

Je vois des deux côtés les prêtresses paraître ;

Au fond du sanctuaire est assis le grand prêtre .

Olympie et Cassandre arrivent à l'autel !xi

Chaque mot que dit Antigone est la peinture d'un spectacle qui lui sera funeste, et lui-même en prononçant ces paroles ajoute beaucoup à la solennité du spectacle . Rien n'est si pauvre, si mesquin, si opposé à la vérité de la véritable tragédie, que de vouloir tout étriquer, tout tronquer, d'ôter aux mouvements et aux sentiments l'étendue qui leur est nécessaire . Si on resserrait, par exemple, la catastrophe de la fin, il n'y aurait plus rien de pathétique ; j'aimerais autant entendre des chanoines dépêcher leurs complies pour gagner plus vite leur argent .

En un mot, mes chers anges, je n'ai nullement envie que l'on joue à présent Olympie, et puisqu'on n'a pas voulu reprendre Le Droit du Seigneur, et qu'on a violé toutes les règles, pour me faire cet outrage xii, je ne me soucie point du tout de me risquer au hasard de la représentation, au caprice du parterre, et aux fureurs d la cabale . J'avais peut-être quelque talent, et je me faisais un plaisir de le consacrer aux amusements de mes anges, mais eux-mêmes ne me conseilleraient pas dans les circonstances présentes d'essuyer de nouvelles humiliations .

Je suis bien étonné qu'on me reproche d'avoir dit dans l'Histoire de Pierre le Grand, ce que j'avais déjà dit dans celle de Louis XIV . Vous me direz que j'ai eu tort dans l'une et dans l'autre . Malheureusement ce tort est irréparable, tous les exemplaires étant partis de Genève il y a plus de trois mois, à ce que disent les Cramer, et ces torts consistent à avoir dit des vérités dont tout le monde convient, et qui ne nuisent à personne . Au reste , si vous avez trouvé quelque petite odeur de philosophie morale et d'amour de la vérité dans l'Histoire de Pierre le Grand, je me tiens très récompensé de mon travail, car c'est à des lecteurs tels que vous que je cherche à plaire xiii.

Vous aurez incessamment la lettre de Jean-Jacques à Christophe xiv. Il n'a point fait de cartons, comme on le croyait xv, il persiste toujours à dire qu'il fallait lui élever des statues au lieu de le brûler xvi; il assure que si on trouve quelques traits voluptueux dans son Héloïse, il y en a davantage dans l'Aloïsia xvii que tous les prêtres ont à Paris dans leurs bibliothèques . Il proteste à Christophe qu'il est chrétien, et en même temps il couvre la religion chrétienne d'opprobres et de ridicules ; il y a une douzaine de pages sublimes contre cette sainte religion . Peut-être ce qu'il dit est-il trop fort, car après tout le christianisme n'a fait périr qu'environ cinquante millions de personnes, de tout âge et de tout sexe, depuis environ quatorze cents ans pour des querelles théologiques . J'oubliais de vous dire que Jean-Jacques, dans son épître, prouve à Omer qu'il est un sot, en quoi je suis entièrement de son avis .

Mes divins anges, la plus grande consolation de ma vie est votre amitié ; il est vrai que je ne vous verrai plus, mais je songerai toujours que vous daignez m'aimer . Mme Denis est infiniment sensible à toutes vos bontés ; Tronchin prétend qu'elle sera guérie après qu'elle aura pris quatre ou cinq mille pilules ; j'aimerais mieux faire un voyage aux eaux, pourvu que vous y fussiez .

Mes divins anges, il faut encore que je vous dise que j'exige absolument des Cramer d'ôter mon misérable nom des frontispices de leur recueil xviii. Vous savez que rien n'est plus aisé que de brûler un livre . Un Chaumeix, un Gauchat n'ont qu'à recueillir, falsifier, empoisonner quelques phrases, et donner un extrait calomnieux à un Omer, Omer fera son réquisitoire et des hommes extrêmement ignorants condamneront au brasier un livre qu'ils n'auront pas lu xix. A la bonne heure, les Cramer n'en seront pas fâchés, mais moi si mon nom est à la tête d'une histoire sage et instructive, je suis décrété en personne ; et mes biens confisqués si je ne comparais pas devant Messieurs . Or c'est ce qui est absolument inutile ; je veux bien qu'on décrète un quidam qui pouvait prouver que le parlement n'a aucun droit de faire des remontrances que par la pure concession des rois, et qui ne l'a pas dit, qui pouvait prouver que les enregistrements ne viennent que des regesta des compilations qu'on s'avisa de faire sous Philippe le Bel, des olim, de l’habitude enfin qu'on prit de tenir registre (habitude qui succéda au trésor des chartes), qui pouvait éclaircir cette matière et qui ne l'a point fait . On peut brûler une histoire dans laquelle la conduite du parlement est toujours ménagée, on peut brûler ce livre par arrêt du parlement, cela est dans l'ordre, mais je ne veux pas être brûlé en effigie . N'êtes-vous pas de mon avis ?

Mes anges, un petit mot d'Olympie, et je finis .

Un homme qui a été à moi xx, qui a été volé à Francfort avec moi, l'a imprimée à ses dépens . C'est un plaisir que je lui devais . Serait-il juste d'empêcher une édition d'entrer en France, et de le priver du fruit de ses avances ? Je m'en rapporte à vos cœurs angéliques .

Vous m'avez, j'en suis sûr, trouvé sombre, chagrin dans mon épître . Je ne sais pourquoi je suis triste, car votre humeur est toujours égale, et je voudrais vous imiter . Je crois que c'est parce que le vent du nord souffle . Mais je suis à vous à tout vent, ô anges . Respect et tendresse .

 

V. »

i Sur le sens d'Olympie, voir lettre du 22 février 1762 aux d'Argental : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2009/02/22/voila-bien-du-bruit.html

ii Le Poème sur la loi naturelle fut interdit et condamné les 23 janvier et 6 février 1759 en même temps que La Philosophie du bon sens, que le livre d'Helvétius De l'esprit et en même temps que l'Encyclopédie était suspendue .

iii V* s'est beaucoup plaint de la mutilation du Droit du seigneur et de Zulime en particulier ; voir lettres aux d'Argental du 26 janvier 1762 et 28 septembre 1762 : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2009/09/index.html

iv Sur la représentation à Mannheim, voir lettre à Collini du 30 août 1762 : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2010/08/index.html

v De la part de Catherine II, Shouvalov avait proposé à Diderot et d’Alembert de faire imprimer l'Encyclopédie « en Russie, soit à Riga, soit dans quelqu'autre ville » et avait chargé V* par une lettre du 20 août d'insister auprès d'eux ; voir lettre aux d'Argental du 28 septembre 1762 .

vi En la faisant interdire d'édition .

vii En août 1742, V* avait été obligé de retirer sa pièce à la troisième représentation à la demande du procureur général, père d'Omer Joly de Fleury.

ix Crébillon . Le frère de Mme de Pompadour , intendant des bâtiments du roi, avait entrepris d'élever un mausolée en l'honneur de cet auteur tragique que sa sœur avait protégé .

x Échec d'Adélaïde en janvier 1734 . Un prince du sang y faisait assassiner son frère ; c'est une des raisons pour lesquelles V* voulut remanier sa pièce en 1749 , changeant alors situation et titre, Adélaïde sera reprise au théâtre le 9 septembre 1765 .

Voir lettre du 24 juillet 1749 à d'Argental : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2010/07/24/vous-avez-donne-une-furieuse-secousse-a-mes-entrailles-pater.html#more

xi Olympie I, 3.

xii Voir lettre à Damilaville du 9 septembre 1762 : « Les farceurs de paris joueront Le Droit du seigneur quand ils voudront, mais ils n'auront Cassandre que quand ils auront satisfait à ce devoir »

http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2010/09/08/c...

Le Droit du seigneur avait été représenté en janvier-février 1762 et ne fut pas repris du vivant de V*

xiii Le 2 avril 1763, V* recommande à ses « anges » le tome II de cette Histoire du « czar Pierre », leur recommandant « les chapitres sur la religion et la mort d'Alexis ».

Voir page 233 : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k80036m/f238.image.r...

xiv Brochure intitulée Jean-Jacques Rousseau, citoyen de Genève, à Christophe de Beaumont, archevêque de Paris, 18 novembre 1762, dans laquelle Rousseau répondait à la condamnation de l'Emile .

http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1063574/f3.image.r=.langFR

xv V* le 13 avril a écrit à d'Argental : « Il y a un mois que sa lettre est imprimée, mais il n'y en a eu que trois exemplaires dans Genève ... »

Page 235 : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k80036m/f240.image.r...

xvi Vers la fin de sa lettre, JJ Rousseau écrivait effectivement : « ... s'il existait en Europe un seul gouvernement éclairé ... il eut rendu des honneurs publics à l'auteur d’Émile, il lui eut élevé des statues. »

Voir page 127 : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1063574/f130.image.r=europe.langFR

avec ce commentaire en marge par V* : « une statue rien de plus modeste » !

xvii Aloisiae Sigeae Toletanae Satyra sotadica de arcanis amoris et veneris . Aloisia hispanice scripsit, latinitate donavit Joannes Meursius, ouvrage obscène de Chorier, publié vers 1675, mis en général dans l'Enfer des bibliothèques .

xviii Le 9 avril, V* écrit : « Les frères Cramer se sont avisés de mettre mon nom en gros caractères à la tête de cet essai sur l'Histoire générale ... » Voir page 234 : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k80036m/f239.image.r=.langFR

xix C'est ce que V* dit à propos de l'Encyclopédie qui ne fut que suspendue et non brûlée .

xx Alessandro Collini, ancien secrétaire de V*, arrêté avec V* au retour de Prusse en 1754 ; voir lettre du 30 août 1762 : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2010/08/30/le-pays-de-gex-est-charmant-mais-il-est-entoure-de-montagnes.html#more ;

l'édition de Collini porte l'adresse de Francfort .