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02/08/2018

Une des causes principales de nos désastres , est encore ... de n'avoir jamais fait les choses qu'à demi ... je ne crois pas que de longtemps nous puissions tenir tête en Asie et en Amérique aux nations nos rivales

... J'ai bien peur aussi que dans un pays où les réformes ne sont que réformettes par la faute de syndicats malfaisants (au sens propre) et partis politiques minoritaires et clientelistes , la conclusion de Voltaire ne soit encore vérifiable aujourd'hui .

 

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Si même la lune fait les choses à moitié, c'est peut-être cela être c.. comme la lune ?

 

 

« A Simon Gilly 1

Au château de Ferney par Genève

12è auguste 1763 2

Monsieur,

Je crois que le mot d'administration signifie manutention, gestion . Les directeurs de la Compagnie des Indes demeurant à Paris, ne peuvent gérer dans l'Inde ; et il est impossible qu'un conseil qui donne des ordres de si loin puisse être responsable à Paris des malversations, des négligences, et des démarches inconsidérées qu'on peut faire dans la province de Canate .

En ouvrant le mémoire de la Compagnie des Indes contre M. Dupleix 3, je trouve ces mots à la page 161 des pièces justificatives, D'Almède, compte de ses friponneries .

Je trouve à la page 153, Compte des révérends pères jésuites pour 67 490 livres plus 6000 livres et si j'étais janséniste, je pourrais demander où saint Ignace a pris cette somme ?

La page 95 du mémoire m'apprend qu'un domestique d'un conseiller de Pondichéry, qui était devenu receveur général de la province, a commis une infinité de brigandages .

Je me flatte que quand je lirai le reste du mémoire je trouverai quelques autres articles aussi délicats . En attendant , si vous savez l'anglais, je vous exhorte à lire dans Pope l'histoire de Sir Balaam 4. Le diable voulait absolument acquérir l’âme de Sir Balaam, il ne trouva point de meilleur secret pour s'en assurer que de le faire supercargo de la Compagnie des Indes de Londres .

Que voulez-vous qu'on pense lorsque l'on voit la faction de M. Dupleix accuser le conquérant de Madras d'infâmes rapines, le faire enfermer à la Bastille avant qu'il ait été entendu, et faire perdre à la France tout le fruit de la conquête ?

Enfin il est évident que M. Dupleix lui-même est accusé de malversations dans le mémoire de la Compagnie des Indes , tandis qu'il redemande une somme de treize millions .

Je ne connais point M. Dupleix, je n'ai point connu M. de La Bourdonnais, je sais seulement que l'un a pris Madras, et que l'autre a sauvé Pondichéry .

Il est bien vrai, monsieur, comme vous le dites, que l'un n'aurait pu défendre Pondichéry, ni l'autre prendre Madras si on ne leur avait fourni des forces suffisantes ; mais en vérité aucun historien depuis Hérodote jusqu'à Humes , ne s'est avisé d'observer que ceux qui ont pris ou défendu des villes, aient reçu des soldats et des munitions des puissances pour lesquelles ils combattaient, la chose parle d’elle-même ; on ne fait ni on ne soutient de siège sans quelques dépenses et quelques secours préalables .

J'ajoute encore qu'on peut prendre et sauver des villes et des provinces et faire de très grandes fautes . Vous en reprochez d'importantes à M. Dupleix, qui en a reproché à M. de La Bourdonnais, lequel en a reproché à d'autres . Le sieur Amat est accusé de de ne s'être pas oublié à Madras, et le sieur Amat a accusé plusieurs personnes de s'être pas oubliées ailleurs . Enfin , votre général est à la Bastille ; c'est donc vous, bien plus que moi, qui vous plaignez de brigandages .

Il y en a donc eu ; les lois divines et humaines permettent donc de le dire . Ces brigandages ne peuvent avoir été commis que dans l'Inde, où vos nababs donnent des exemples peu chrétiens, et où les jésuites font des lettres de change .

Il résulte de tout cela que l'administration dans l'Inde a été extrêmement malheureuse, et je pense que notre malheur vient en partie de ce qu’une compagnie de commerce dans l'Inde, doit être nécessairement une compagnie guerrière . C'est ainsi que les Européans 5 y ont fait le commerce depuis les Albuquerques . Les Hollandais n'y ont été puissants que parce qu'ils ont été conquérants . Les Anglais en dernier lieu ont gagné les armes à la main des sommes immenses que nous avons perdues, et j ai peur qu'on ne soit malheureusement réduit à être oppresseur ou opprimé . Une des causes principales de nos désastres , est encore d'être venus les derniers en tout à l'Occident comme à l'Orient, dans le commerce comme dans les arts, de n'avoir jamais fait les choses qu'à demi . Nous avons perdu nos possessions et notre argent dans les deux Indes précisément de la même manière dont nous perdîmes autrefois Milan et Naples .

Nous avons été toujours infortunés au dehors . On nous a pris Pondichéry deux fois , Québec quatre ; et je ne crois pas que de longtemps nous puissions tenir tête en Asie et en Amérique aux nations nos rivales .

Je ne sais, monsieur, comment l'éditeur du livre dont vous me faites l'honneur de me parler, a mis huit lieues au lieu de vingt huit pour marquer la distance de Pondichéry à Madras ; pour moi je voudrais qu'il y en eût deux cents, nous serions plus loin des Anglais .

Je vous avoue, monsieur, que je n'ai jamais conçu comment la Compagnie d'Occident avait prêté réellement cent millions au roi en 1717 . Il faudrait qu'elle eût trouvé la pierre philosophale . Je sais qu’elle donna du papier ; et je vous avoue que j'ai toujours regardé l'assignation des neuf millions que le roi nous donne par an, comme un bienfait . Je ne suis pas directeur, mais je suis intéressé à la chose , et je dois au roi ma part de la reconnaissance .

Je suis fâché que nous ayons eu quatre cent cinquante canons à Pondichéry puisqu'on nous les a pris . Les Hollandais en ont davantage, on ne les leur prend point, et ils prospèrent, et leurs actionnaires sont payés sur le gain réel de la compagnie . Je souhaite que nous en faisions beaucoup, que nous dépensions moins, et que nous ne nous mêlions de faire des nababs que quand nous aurons assez de troupes pour conquérir l’Inde .

Au reste, monsieur, ne vous comparez point aux Juifs ; on peut faire des compliments à un honnête homme et estimable Juif, sans être extrêmement attaché à la semence d'Abraham ; mais quand je vous dirai que je suis très attaché à votre personne, et que je regarde tous les directeurs de notre compagnie comme des hommes dignes de la plus grande considération, je ne vous ferai pas un vain compliment .

Je sais qu'on travaille actuellement à des recherches historiques assez curieuses ; on doit y insérer un chapitre sur la Compagnie des Indes, on m'assure que vous en serez content ; et si vous voulez avoir la bonté de fournir quelques mémoires curieux à la même personne à qui vous avez bien voulu envoyer votre paquet, on ne manquera pas d'en faire usage . Celui qui y travaille n'a pour objet que a vérité et son plaisir . Il vous aura double obligation .

J'ai l'honneur d'être avec tous les sentiments que je vous dois

monsieur

votre très humble et très obéissant serviteur. »

1 Gilly de Nogaret, Simon (1704-1786), directeur de la Compagnie des Indes .

2 Manuscrit copié de la main de Wagnière, daté de la main de Voltaire lui-même de 1764, ce qui est une erreur ; il existe une autre copie par François Tronchin ; la date est prise ici de la copie de Tronchin .