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04/10/2018

Les hommes sont bien bêtes et bien fous . Adieu, madame ; prenez-les pour ce qu’ils sont, et vivez aussi heureuse que vous le pourrez, en les méprisant et en les tolérant

... En les tolérant, surtout, n'oubliez pas ! Ils ont une double excuse innée, constitutionnelle, quasiment irréparable .

 

 

« A Marie de Vichy de Chamrond, marquise du Deffand

11 octobre 1763 1

Je vous jure, madame, que je suis aveugle aussi ; n’allez pas me renier. Il est vrai que je ne le suis que par bouffées, et que je ne suis pas encore parvenu à être absolument digne des Quinze-Vingts. J’ai d’ailleurs pris mon parti depuis longtemps sur tout ce qu’on peut voir et sur tout ce qu’on peut entendre ; et c’est ce qui fait que je ne regrette guère dans Paris que vous, madame, et le très petit nombre de personnes de votre espèce.

Je suis persuadé que madame la duchesse de Luynes 2 est partie pour la vie éternelle avec de grands sentiments de dévotion ; et cela est bien consolant.

Vivez, madame, gaiement avec quatre sens qui vous restent : quatre sens et beaucoup d’esprit sont quelque chose . C’est vous qui êtes très clairvoyante, et non pas moi ; vous voyez surtout à merveille le ridicule de la façon d’écrire d’aujourd’hui. Le style qui est à la mode me porte plus que jamais à écrire avec la plus grande simplicité . Il n’est pas juste que vous soyez sans Pucelle. Je vais prendre si bien mes mesures, que vous en aurez une incessamment. Il y a quelquefois de petits morceaux assez curieux qui me passent par les mains, mais je ne sais comment faire pour vous les envoyer. Et vous, madame, comment feriez-vous pour vous les faire lire ? Ces petits ouvrages sont pour la plupart d’une philosophie extrêmement insolente, qui ferait trembler votre lecteur. On ne peut guère confier des rogatons à la poste . Si vous aimiez l’histoire, vous auriez un amusement sûr pour le reste de votre vie ; mais j’ai peur que l’histoire ne vous ennuie. J’essaierai de vous faire parvenir un petit morceau 3 dans ce genre qui vous mettra au fait de bien des choses : cela est court, et n’est point du tout pédant . Le grand malheur de notre âge, madame, c’est qu’on se dégoûte de tout. Un Pompignan 4 amuse un quart-d’heure, mais on retombe ensuite dans la langueur ; on vit tristement au jour la journée ; on attend que quelqu’un vienne chez nous par oisiveté, et qu’il nous dise quelque nouvelle à laquelle nous ne nous intéresserons point du tout. On n’a plus ni passion ni illusion ; on a le malheur d’être détrompé , le cœur se glace, et l’imagination ne sert qu’à nous tourmenter .

Voilà à peu près notre état ; et quand, avec cela, on a perdu les deux yeux, il faut avouer qu’on a besoin de courage. Vous en avez beaucoup, madame, et il est soutenu par la société de vos amis.

Je vous prie de dire à M. le président Hénault que je lui serai bien sincèrement attaché pour tout le reste de ma vie . Je l’estime infiniment à tous égards. Ma grande querelle avec lui sur François II 5 ne roule point du tout sur le fond de l’ouvrage, qui me plaît beaucoup, mais sur quelques embellissements que je lui demandais, en cas qu’il fît réimprimer l’ouvrage.

On m’a parlé d’une tragédie de Saül et David 6 qui est dans ce goût ; elle est traduite, dit-on, de l’anglais  Cette pièce est fort rare. Si vous pouvez vous la procurer, elle vous amusera un quart d’heure, surtout si vous vous souvenez de l’histoire hébraïque qu’on appelle la Sainte-Ecriture. Les hommes sont bien bêtes et bien fous . Adieu, madame ; prenez-les pour ce qu’ils sont, et vivez aussi heureuse que vous le pourrez, en les méprisant et en les tolérant. »

1 V* répond à une courte lettre du 30 septembre 1763 : « L'aveugle Du Deffand, au soi-disant aveugle, mais très clairvoyant Voltaire . Je ne vous dirai point pourquoi j'ai tant tardé à vous répondre ; si vous avez appris la mort de Mme de Luynes [tante de Mme du Deffand, morte le 11 septembre 1763] , vous avez dû deviner quelles étaient mes raisons ; […] on a volé ma Pucelle, cette perte est-elle irréparable ? Laissons François second tel qu'il est ; c'est un genre qu'il est difficile de perfectionner […] . Je suis indignée de l'éloquence régnante, j'aime mieux le style des balles […] . Adieu monsieur, ne m'oubliez pas et envoyez moi quelque chose qui m'amuse , j'en ai besoin, je péris de langueur et d'ennui . »

2 Et non pas la duchesse de Luxembourg comme il est écrit dans certaines éditions , double erreur de l'éditeur car c'est le duc de Luxembourg qui venait de mourir .

3 Remarques pour servir de supplément à l’Essai sur l’Histoire générale. (Georges Avenel)

4 Une édition fautive écrit Pucelle au lieu de Pompignan .

6 Walpole a noté ici sur une copie du manuscrit par Wyan : « C'était de Voltaire lui-même », ce qui est bien entendu exact .