vous connaissez trop bien la faiblesse humaine pour ne pas savoir que nous ne sommes les maîtres de rien
15/10/2010
Lettre rédigée le 27 août 2011 pour parution le 15 octobre 2010.
« A Charles-Augustin Ferriol, comte d'Argental
15 octobre [1755]
Mon cher ange, vous commencez donc à être un peu content . Vous le seriez davantage sans trois terribles empêchements, la maladie, l'éloignement et une Histoire générale qui me tue . Puis-je songer au seul Gengis 1, quand je me mêle du gouvernement de toute la terre ? Les Japonais et les Anglais, les jésuites et le talapoins, les chrétiens et les musulmans me demandent audience . J'ai la tête pleine du procès de tous ces gens-là . Vous avez beau me dire que la cause de Gengis doit passer la première ; vous connaissez trop bien la faiblesse humaine pour ne pas savoir que nous ne sommes les maîtres de rien . Dites à vos fleurs de s'épanouir, à vos blés de germer ; ils vous répondront : attendez ; cela dépend de la terre et du soleil . Mon cher ange, ma pauvre tête dépend de tout . Je fais ce que je peux, quand je peux . Plus je vais en avant, plus je me tiens une machine griffonnante . Pour vous , messieurs de Paris, faites suivant vos volontés, ordonnez, coupez, taillez, rognez, faites jouer mes magots devant les marionnettes de Fontainebleau, et qu'on y déchire l'auteur au sortir de la pièce, tandis que je languis malade dans mon ermitage entre la casse et des livres ennuyeux .
J'ai mandé à Lambert que je serai peut-être assez fou pour lui donner en son temps une nouvelle tragédie à imprimer 2, mais ce n'est pas du pain cuit pour Lambert . Il faut que les nations soient jugées, et que le génie me dise : travaille . En attendant, mon divin ange, j'ai recours à vous auprès de Lambert . Il s'avise d'imprimer un recueil de toutes mes sottises et il n'a encore aucune des corrections, aucun des changements sans nombre que j'y ai faits . C'est encore un travail assez grand de mettre tout cela en ordre . Dites-lui , je vous en conjure, qu'il ne fasse rien avant que je lui aie fait tenir tous mes papiers . Ce paresseux est bien ardent quand il croit qu'il y va de son intérêt, mais son intérêt véritable est de ne rien faire sans mes avis et sans mes secours . De quoi se mêle-t-il de commencer sans me le dire une édition de mes œuvres lorsqu'il sait que j'en fais une à Genève, et lorsqu'il a passé une année entière sans vouloir profiter des dons que je lui offrais ? Il m'envoya il y a un an une feuille de La Henriade 3 et s'en tint là ; et point de nouvelles . Je lui mandai enfin que je paierais sa feuille et qu'il s'allât promener . Je donnai mes guenilles à d'autres . Et à présent le voilà qui travaille, et sans m'avoir averti .
Je vous prie , mon cher ange, de lui laver la tête en passant, si vous le rencontrez en allant à la comédie, si vous vous en souvenez, si vous voulez bien avoir cette bonté . Je vous demande bien pardon de mon importunité . Mais encore faut-il être imprimé à sa fantaisie . Adieu, je voudrais travailler à la vôtre, et réussir autant que j'ai envie de vous plaire . »
1 A savoir L’Orphelin de la Chine. http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5455864k/f105.image.r=L%27Orphelin+de+la+Chine.langFR
2 Zulime ? Socrate ? Ou autre idée à venir .
Zulime : http://www.monsieurdevoltaire.com/categorie-12035833.html
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