Je suis comme Mlle de Lenclos, qui ne voulait pas qu'on appelât aucune femme putain
12/07/2015
... Voltaire n'a pas attendu les mouvements féministes pour s'abstenir de méjuger les femmes quelles qu'elles soient .
« A Charles Palissot de Montenoy etc.
rue Basse du Rempart
à Paris
12 juillet 1760, aux Délices
Votre lettre est extrêmement plaisante et pleine d'esprit 1, monsieur ; si vous aviez été aussi gai dans votre comédie des Philosophes, ils auraient dû aller eux-mêmes vous battre des mains ; mais vous avez été sérieux, et voilà le mal . Entendons nous, s'il vous plait; j'aime a rire ; mais nous n'en sommes pas moins persécutés . Me Abraham Chaumeix, et Me Jean Gauchat 2 ont été cités dans le réquisitoire de Me Joly de Fleury ; on nous a traités de perturbateurs du repos public, et qui pis est , de mauvais chrétiens . Me Lefranc de Pompignan m'a désigné très injurieusement devant mes 38 confrères . On a dit à la reine et à monseigneur le dauphin, que tous ceux qui ont travaillé à l'Encyclopédie, du nombre desquels j'ai l'honneur d'être, ont fait un pacte avec le diable . Maître Aliboron , dit Fréron, votre ami, veut me faire aller à l’immortalité dans ses admirables feuilles, comme Boileau a éternisé Chapelain et Cotin . Je suis assez bon chrétien pour leur pardonner dans le fond de mon cœur, mais non pas au bout de ma plume .
Permettez que je vous dise très naturellement, et très sérieusement, que votre préface, donnée séparément, après votre pièce, est une accusation en forme contre mes amis, et peut-être contre moi . J'en avais déjà deux exemplaires avant que j'eusse reçu le vôtre . On m'avait indiqué tous les passages où vous vous étiez trompé ; je les avais confrontés : en un mot, je suis très fâché qu'on accuse mes amis et moi, de n'être pas bons chrétiens : je tremble toujours qu'on ne brûle quelques philosophes sur un malentendu . Je suis comme Mlle de Lenclos, qui ne voulait pas qu'on appelât aucune femme putain . Je consens qu'on dise de moi, que je suis un radoteur, un mauvais poète, un plagiaire, un ignorant, mais je ne veux pas qu'on soupçonne ma foi : mes curés rendent bon témoignage de moi ; et je prie Dieu tous les jours pour l’âme de frère Berthier . Frère Menoux, qui aime passionnément le bon vin, et qui a beaucoup d'argent en poche 3, est obligé de me rendre justice . J'ai fait ma confession de foi au frère La Tour 4; j’étais même assez bien auprès du défunt pape 5, qui avait beaucoup de bonté pour moi, parce qu'il était goguenard ; ainsi , ayant pour moi tant de témoignages, et surtout celui de ma bonne conscience, je peux bien avoir quelque chose à craindre dans ce monde-ci, mais rien dans l'autre .
J'ai vu les vers du Russe sur les merveilles du siècle ; il y a une note qui vous regarde 6; on y dit que vous vous repentez d'avoir assommé ces pauvres philosophes qui ne vous disaient mot . Il est beau et bon de ne point mourir dans l'impénitence finale ; pardonnez à ce pauvre Russe , qui veut absolument que vous ayez tort d'avoir insinué que mes chers philosophes enseignent à voler dans la poche . On prétend que c'est M. Fantin, curé de Versailles 7, qui volait ses pénitentes en couchant avec elles, et ses pénitents en les confessant ; Dieu veuille avoir son âme ! A l’égard de la vôtre, je voudrais qu'elle fût plus douce avec les encyclopédistes, qu'elle me pardonnât toutes mes mauvaises plaisanteries, et qu'elle fût heureuse .
Je vous dirai ce que je viens d'écrire à frère Menoux . Il y avait une vieille dévote, très acariâtre, qui disait à sa voisine, je te casserai la tête avec ma marmite . Qu'as-tu dans ta marmite ? dit la voisine ; il y a un gros chapon gras , répondit la dévote . Eh bien , mangeons -le ensemble, dit l'autre . Je conseille aux encyclopédistes, jansénistes, molinistes, à vous, tout le premier, et à moi, d'en faire autant .
Que reste-t-il à faire après qu'on s'est bien harpaillé ?8 à mener une vie douce, tranquille et à rire .
Votre très humble obéissant serviteur
Le bon Suisse V.
N.B. que Mme la comtesse de La Marck nie formellement qu'elle se soit jamais plainte ( ou qu'elle ait eu à se plaindre )9 de Diderot . En effet ce n'était pas lui qui avait écrit la lettre dont vous m'avez parlé . La chose est éclaircie .
Voilà une foutue guerre depuis le chien de discours de Lefranc jusqu'à La Vision .
Ma foi juge et plaideurs il faudrait tout lier . 10»
1Elle est datée du 7 juillet 1760 .
2 Il s'appelait Gabriel Gauchat : V* pense ici à messire Jean Chouart, dans Le Curé et le Mort ,de La Fontaine : http://www.la-fontaine-ch-thierry.net/curemort.htm
3 V* s'explique plus amplement sur ce point dans sa lettre du 3 décembre 1759 à la marquise du Deffand : http://www.monsieurdevoltaire.com/article-correspondance-annee-1759-partie-25-119546275.html
4 Sur cette « confession de foi » au frère La Tour, voir la lettre au révérend-père Simon de La Tour du 1er avril 1746 : http://www.monsieurdevoltaire.com/article-correspondance-annee-1746-partie-3-102790826.html
5 Benoît XIV .
6 La note au vers 68 .
7 Ce personnage fut une des cibles préférées de V* ; voir la Lettre sur les panégyriques, écrite sous le nom d'Irénée Aléthés : https://books.google.fr/books?id=5icHAAAAQAAJ&pg=PA489&lpg=PA489&dq=Lettre+sur+les+pan%C3%A9gyriques,+%C3%A9crite+sous+le+nom+d%27Ir%C3%A9n%C3%A9e+Al%C3%A9th%C3%A9s+voltaire&source=bl&ots=kvuyB-KCl5&sig=Okm6Vep86d7nlMJUgc35hvdwfQg&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwjv1c2UrsXKAhWIDg8KHcjFDmoQ6AEIJzAB#v=onepage&q=cur%C3%A9%20de%20versailles&f=false
8 Harpailler, fréquentatif de harper, signifie « se quereller indécemment et avec aigreur » ; employé seulement à la forme pronominale, le mot figure dans le Dictionnaire de l'Académie de 1758 .
9 La parenthèse est ajoutée au dessus de la ligne .
10 Les Plaideurs, de Racine ; ac.I , sc. 8 : http://www.youscribe.com/catalogue/livres/litterature/theatre/les-plaideurs-248418
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