26/08/2010
comment voulez-vous que j'oublie la manière barbare dont j'ai été traité dans mon pays ?
Barbare ! vous avez dit barbare, comme c'est étrange ...
http://www.deezer.com/listen-3516118
A découvrir, comme je viens de le faire :
http://www.deezer.com/listen-2149426
Comment être barbare ?
http://www.deezer.com/listen-291198
Regrets et révoltes barbares de nos jours :
http://www.deezer.com/listen-4435580
... et du XVIIIè siècle :
http://www.deezer.com/listen-4183754
« A Charles-Augustin Ferriol, comte d'Argental
et à
Jeanne-Grâce Bosc du Bouchet, comtesse d'Argental
A Berlin ce 28 août [1750]
Jugez en partie, mes très chers anges, si je suis excusable. Jugez-en par la lettre [i] que le roi de Prusse m'a écrite de son appartement au mien, lettre qui répond aux très sages et très éloquentes et très fortes raisons que ma nièce alléguait sur un simple pressentiment. Je lui envoie cette lettre, qu'elle vous la montre, je vous en prie, et vous croirez lire une lettre de Trajan ou de Marc-Aurèle. Je n'en ai pas moins le cœur déchiré. Je me livre à ma destinée et je me jette la tête la première dans l'abîme de la fatalité qui nous conduit tous. Ah ! mes chers anges, ayez pitié des combats que j'éprouve et de la douleur mortelle avec laquelle je m'arrache à vous. J'en ai presque toujours vécu séparé, mais autrefois, c'était la persécution la plus injuste, la plus cruelle, la plus acharnée. Aujourd'hui , c'est le premier homme de l'univers, c'est un philosophe couronné qui m'enlève.
Comment voulez-vous que je résiste, comment voulez-vous que j'oublie la manière barbare dont j'ai été traité dans mon pays ? Songez qu'on a bien pris le prétexte du Mondain, c'est à dire du badinage le plus innocent (que je lirais à Rome au pape) ; que d'indignes ennemis et d'infâmes superstitieux ont pris, dis-je, ce prétexte pour me faire exiler ?[ii] Il y a quinze ans, direz-vous que cela s'est passé. Non, mes anges, il y a un jour, et ces injustices atroces sont toujours des blessures récentes. Je suis, je l'avoue, comblé des bienfaits de mon roi. Je lui demande, le cœur pénétré, la permission de le servir en servant le roi de Prusse son allié et son ami [iii]. Je serai toujours son sujet, mais puis-je regretter les cabales d'un pays où j'ai été si mal traité ? Tout cela ne m'empêcherait pas de songer à Zulime, à Adélaïde, à Aurélie [iv]. Mais je n'ai point ici les deux premières. Je comptais en partant n'être auprès du roi de Prusse que six semaines . Je vois bien que je mourrai à ses pieds. Sans vous que je serais heureux de passer dans le sein de la philosophie et de la liberté de penser auprès de mon Marc Aurèle le peu de jours qui me restent ! Mais on ne peut être heureux. Adieu, je ne vous parlerai ni de l'opéra de Phaéton,[v] ni du spectacle du combat de dix mille hommes, ni de tous les plaisirs qui ont succédé ici aux victoires. Je ne suis rempli que de la douleur de m'arracher à vous . Que madame d'Argental conserve sa santé, que M. de Choiseul, M. l'abbé de Chauvelin fassent à Neuilly des soupers délicieux, que M. de Pont de Veyle se souvienne de moi avec bonté. Adieu divins anges, adieu.
Il n'y a pas moyen de tenir au carrousel que je viens de voir. C'était à la fois le carrousel de Louis XIV et la fête des lanternes de la Chine. Quarante six mille petites lanternes de verre éclairaient la place, et formaient dans les carrières où l'on courait une illumination bien dessinée. Trois mille soldats sous les armes bordaient toutes les avenues, quatre échafauds immenses fermaient de tous [vi] côtés la place. Pas la moindre confusion, nul bruit, tout le monde assis à l'aise, et attentif en silence comme à Paris à une scène touchante de ces tragédies que je ne verrai plus, grâce à ... Quatre quadrilles, ou plutôt quatre petites armées, de Romains, de Carthaginois, de Persans et de Grecs, entrant dans la lice, et en faisant le tout au bruit de leur musique guerrière, la princesse Amélie [vii] entourée des juges du camp et donnant le prix . C'était Vénus qui donnait la pomme [viii]. Le prince royal a eu le premier prix. Il avait l'air d'un héros des Amadis. On ne peut pas se faire une juste idée de la beauté, de la singularité de ce spectacle, le tout terminé par un souper à dix tables et par un bal. C'est le pays des fées. Voilà ce que fait un seul homme . Ses cinq victoires et la paix de Dresde étaient un bel ornement à ce spectacle. Ajoutez à cela que nous allons avoir une compagnie des Indes [ix]. J'en suis bien aise pour nos bons amis les Hollandais . Je crois que M. de Pont-de-Veyle avouera sans peine que Frédéric le Grand est plus grand que Louis XIV. Il serait cent fois plus grand que je n'en aurais pas moins le cœur percé d'être loin de vous.
V. »
iLettre du 23 août 1750 à laquelle V* fera référence à plusieurs reprises lors des dissensions.
Frédéric écrit : « Comment pourrais-je vouloir l'infortune d'un homme que j'estime et qui me sacrifie sa patrie et tout ce que l'humanité a de plus cher ? », puis finit par : « Je suis fermement persuadé que vous serez fort heureux ici tant que je vivrai ... et que vous trouverez en moi toutes les consolations qu'un homme de votre mérite peut attendre de quelqu'un qui l'estime ... »
ii Allusion aux ennuis de la fin 1736 ; cf. lettre du 9 décembre 1736 à d'Argental : « qu'un ouvrage aussi innocent que Le Mondain avait servi de prétexte à quelques uns de mes ennemis, ... », à Damilaville le 8 décembre 1736 : « Faire à un homme un crime d'avoir dit qu'Adam avait les ongles longs, et traiter cela sérieusement d'hérésie ! »
NDLR : Jugez vous-même : http://www.monsieurdevoltaire.com/article-epitre-le-monda...
iii Cf. lettre à d'Argental du 21 août.
iv Rome sauvée.
vCf. la lettre du 21 août et comparer avec celle censée être du 22 à Mme Denis.
vi Selon l'édition de Kehl ; sur le manuscrit original, deux mots sont illisibles ; le manuscrit est inaccessible.
vii Une des sœurs de Frédéric.
viii « Et Vénus qui donnait la pomme .» est le dernier vers du quatrain impromptu que V* composa à cette occasion et sera publié dans le Journal historique des fêtes que le Roi a données ... au mois d'août 1750, puis dans les gazettes.
ix Une « société marchande » doit s'établir à Emden sous la protection du roi de Prusse, avec un statut de « compagnie royale asiatique » officiellement déclarée le 22 septembre.
09:08 | Lien permanent | Commentaires (2)
Commentaires
C’est une bonne idée de partager vos découvertes. Intéressant. Vous me donnez envie de lire. Justement, un loisir comme la lecture d’oeuvre remarquable peut grandement contribuer à découvrir tout pour être heureuse. Bonne continuité !
Écrit par : Josée Brousseau | 26/08/2010
A vous qui voulez que les femmes soient plus heureuses, je recommande Voltaire qui a su apprécier les femmes de qualité .
Homme de contraste, il a su aussi se moquer de certaines d'entre elles, à juste titre ! Nul n'est parfait, ni homme, ni femme, vous le savez aussi !
Mes amitiés renouvelées aux Canadiens qui viennent visiter le château de Voltaire à Ferney-Voltaire (France), près de Genève.
Je vous souhaite d'y venir un jour prochain .
Écrit par : james | 27/08/2010
Les commentaires sont fermés.