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27/08/2010

j'ai quatre-vingt-deux ans, quatre-vingts maisons à finir, et quatre-vingts sottises à faire

 

 

 

 

« A Charles-Augustin Ferriol, comte d'Argental

 

 

27è auguste 1776

 

Que vous dirais-je, mon cher ange, sur votre lettre indulgente et aimable du 19 d'auguste ? Je vous dirai que si j'étais un peu ingambe, si je n'avais pas tout à fait quatre-vingt-deux ans, je ferais le voyage de Paris pour la reine et pour vous. Je vous avoue que j'ai une furieuse passion de l'avoir pour protectrice. J'avais presque espéré qu'Olympie paraitrait devant elle . Je regardais cette protection déclarée dont je me flattais comme une égide nécessaire qui me défendrait contre des ennemis acharnés, et à l'ombre de laquelle j'achèverais paisiblement ma carrière. Ce petit agrément de faire reparaitre Olympie m'a été refusé. Il faut avouer que Lekain n'aime pas les rôles dans lesquels il n'écrase pas tous les autres [i]. Il nous a donné d'un Chevalier Bayard [ii] à Ferney dans lequel il n'a eu d'autre succès que de paraître sur son lit un demi-quart d'heure. Je ne lui ai point vu jouer ce détestable ouvrage. Je ne puis supporter les mauvais vers, et les tragédies de collège, qui n'ont que la rareté, la curiosité pour tout mérite. Lekain, pour m'achever, jouera Scévole [iii] à Fontainebleau. Je suis persuadé qu'une jeune reine qui a du goût ne sera pas trop contente de ce Scévole qui n'est qu'une vieille déclamation digne du temps de Hardy.[iv]

 

Lekain ne m'a point rendu compte, comme vous le croyez, des raisons qui font donner la préférence à cette antiquaille. Il ne m'a rendu compte de rien ; aussi ne lui ai-je demandé aucun compte. Il avait fait son marché avec deux entrepreneurs pour venir gagner de l'argent [v] auprès de Genève [vi] et à Besançon [vii]. Il joue actuellement à Besançon ; je l'ai reçu de mon mieux quand il a été chez moi ; je n'en sais pas davantage.

 

Je ne sais pas comment mon petit procès avec le sieur Le Tourneur aura été jugé le jour de la Saint Louis [viii]. Je n'ai pas eu le temps d'envoyer mon factum tel que je l'ai fait en dernier lieu. Je vais en faire tirer quelques exemplaires pour vous le soumettre. On dit, à la honte de notre nation, qu'il y a un grand parti composé de faiseurs de drame et de tragédies en prose secondé par des Welches qui croient être du parlement d'Angleterre. Tous ces messieurs, dit-on, abjurent Racine et m'immolent à leur divinité étrangère. Il n'y a point d'exemple d'un pareil renversement d'esprit, et d'une pareille turpitude. Les Gilles et les Pierrots de la foire Saint-Germain il y a cinquante ans, étaient des Cinnas et des Polyeuctes en comparaison des personnages de cet ivrogne de Shakespear que M. Le Tourneur appelle le dieu du théâtre. Je suis si en colère de tout cela que je ne vous parle point de la décadence affreuse où va retomber mon petit pays. Nous payons bien cher le moment de triomphe que nous avons eu sous M. Turgot [ix]. Me voila complètement honni en vers et en prose. Il me faut abandonner toutes les parties que je jouais. Il faut savoir souffrir, c'est un métier que je fais depuis longtemps. J'ai aujourd'hui ma maitrise.

 

Je voudrais bien savoir comment M. de Thibouville prend la barbarie dans laquelle nous tombons. Il me paraît qu'il n'est pas assez fâché. Pour vous, mon cher ange, j'ai été fort édifié de votre noble colère contre M. Le Tourneur.

 

Je crois que vous aurez bientôt Mme Denis qui entreprend un voyage bien pénible pour aller consulter M. Tronchin, et ce qu'il y a de pis c'est qu'elle va le consulter pour une maladie qu'elle n'a pas [x]. Dieu veuille que ce voyage ne lui en donne pas une véritable ! Le gros abbé Mignot la conduira. Un gentilhomme notre voisin, qui est du voyage , la ramènera. Pourquoi ne vais-je point avec elle ? C'est que j'ai quatre-vingt-deux ans, quatre-vingts maisons à finir, et quatre-vingts sottises à faire, c'est qu'au fond je suis bien plus malade qu'elle, et même trop malade pour parler à des médecins.

 

Mon cher ange, tout enseveli que je suis sur la frontière suisse, cependant je sens encore que je vis pour vous.

 

V. »

i V* disait déjà la même chose le 19 juillet à D'Argental qui lui répondit le 24 que Lekain n'était pas responsable, et le 2 septembre : (Lekain) « pouvait vous dire avec vérité qu'il a fait tout ce qu'il a pu pour en procurer les représentations à Paris et à Fontainebleau, mais que l'arrangement pris pour les pièces nouvelles ... y (a) mis des obstacles invincibles. Je ne lui crois point l'ambition que vous lui supposez ... »

ii Gaston et Bayard, pièce de Belloy jouée pour la première fois à Versailles en février 1770 et à Paris en avril 1771.

iii De Pierre Du Ryer, 1644 ou 1646.

iv Alexandre Hardy 1570-1632.

v D'Argental lui répondra : « Je vous assure que son principal motif a été de répondre à la bonté que vous aviez de l'y désirer. » ; Lekain dans ses lettres qu'il écrit de Ferney montre une grande admiration pour V*.

vi A Châtelaine, république de Genève ; l'un des entrepreneurs de spectacle est Saint Géran (cf. lettre du 24 juin) qui, selon V*, possède le théâtre de Chatelaine. V* vient d'achever la construction de son nouveau théâtre à Ferney.

vii D'Argental informera V* que Lekain « a accordé trois représentation à Besançon, qui lui ont été demandées par Mme de Ségur avec les instances les plus vives. »

viii A savoir, comment a été accueillie sa Lettre ... à l'Académie française lue dans cette Académie à la solennité de la Saint Louis, le 25 août 1776, dirigée contre le panégyrique de Shakespeare fait par Le Tourneur.

Le même jour, d'Alembert se fait « un plaisir de rendre compte de son succès » : « Vos réflexions ont fait très grand plaisir et ont été fort applaudies ; les citations ... ont fort diverti l'assemblée. On m'en a fait répéter plusieurs endroits, et les gens de goût ont surtout écouté la fin avec beaucoup d'intérêt. Je n'ai pas besoin de vous dire que les Anglais qui étaient là sont sortis mécontents, et même quelques Français qui ne se contentent pas d'être battus par eux sur terre et sur mer, et qui voudraient encore que nous le fussions sur le théâtre ... » Cf. lettres des 19 et 30 juillet à d'Argental et 13 août à d'Alembert.

ix Pour les avantages demandés à Turgot et accordé pour le pays de Gex : rachat du monopole du sel aux fermiers généraux, suppression des corvées, ... Turgot a dû démissionner le 11 mai 1776 ; cf. lettre à Turgot du 18 mai et à Christin du 30 mai.

Voir aussi lettres du 29 août 1775 à Moultou, 31 août à de Vaines, 8 octobre et 8 décembre à Turgot, 14 décembre à Mme de Saint-Julien, 8 janvier 1776 à Chabanon, 27 janvier à Condorcet,...

x Une maladie « de poitrine » ; elle ne partit pas .

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