27/06/2015
Un Français qui n'est pas gai est un homme hors de son élément
... Et si tu es gai, ris donc !
Humour vache !
« A Charles PALISSOT de MONTENOY
rue Basse-du-Rempart
à Paris
Aux Délices, 23 juin [1760]
Vous me faites enrager, monsieur; j'avais résolu de rire de tout dans mes douces retraites, et vous me contristez. Vous m'accablez de politesses, d'éloges, d'amitiés; mais vous me faites rougir, quand vous imprimez que je suis supérieur à ceux que vous attaquez. Je crois bien que je fais des vers mieux qu'eux, et même que j'en sais autant qu'eux en fait d'histoire ; mais, sur mon Dieu, sur mon âme, je suis à peine leur écolier dans tout le reste, tout vieux que je suis. Venons à des choses plus sérieuses.
M. d'Argental m'a assuré, dans ses dernières lettres, que M. Diderot n'était point reconnu coupable des faits dont vous l'accusez. Une personne non moins digne de foi m'a envoyé un très-long détail de cette aventure, et il se trouve qu'en effet M. Diderot n'a eu nulle part aux deux lettres condamnables qu'on lui imputait . Encore une fois, je ne le connais point, je ne l'ai jamais vu ; mais il avait entrepris, avec M. d'Alembert, un ouvrage immortel, un ouvrage nécessaire, et que je consulte tous les jours. Cet ouvrage était d'ailleurs un objet de 300 000 écus dans la librairie ; on le traduisait déjà dans trois ou quatre langues ; questa rabbia, detta gelosia,1 s'arme contre ce monument cher à la nation, et auquel plus de cinquante personnes de distinction s'empressaient de mettre la main !
Un Abraham Chaumeix s'avise de donner à M. Joly de Fleury un mémoire contre l'Encyclopédie, dans lequel il fait dire aux auteurs ce qu'ils n'ont point dit, empoisonne ce qu'ils ont dit, et argumente contre ce qu'ils diront. Il cite aussi faussement les Pères de l'Église que le Dictionnaire. M. de Fleury, accablé d'affaires, a eu le malheur de croire maître Abraham ; le parlement croit M. Joly de Fleury; monsieur le chancelier retire le privilège; les souscripteurs en sont pour leurs avances, les libraires sont ruinés; M. Diderot est persécuté. Je me trouve, pour ma part, désigné très-injustement dans le réquisitoire de M. de Fleury; et, quoique le public n'ait pas approuvé le réquisitoire, la persécution subsiste, malgré les cris de la nation indignée.
C'est dans ces circonstances odieuses que vous faites votre comédie contre les philosophes ; vous venez les percer quand ils sont sub gladio. Vous me dites que Molière a joué Potin et Ménage : soit; mais il n'a point dit que Cotin et Ménage enseignaient une morale perverse ; et vous imputez à tous ces messieurs des maximes affreuses dans votre pièce et dans votre préface.
Vous m'assurez que vous n'avez point accusé M. le chevalier de Jaucourt ; cependant c'est lui qui est l'auteur de l'article Gouvernement; son nom est en grosses lettres à la fin de cet article.
Vous en déférez plusieurs traits qui pourraient lui faire grand tort, dépouillés de tout ce qui les précède et qui les suit, mais qui, remis dans leur tout ensemble, sont dignes des Cicéron, des de Thou et des Grotius.
Vous n'ignorez pas d'ailleurs que M. le chevalier de Jaucourt homme d'une très-grande maison, et beaucoup plus respectable par ses mœurs que par sa naissance est dans des circonstances délicates qui exigent de tout honnête homme le plus grand ménagement .2
Vous voulez rendre odieux un passage de l'excellente Préface que M. d'Alembert a mise au devant de l'Encyclopédie; et il n'y a pas un mot de ce passage. Vous imputez à M. Diderot ce qui se trouve dans les Lettres juives 3; il faut que quelque Abraham Chaumeix vous ait fourni des mémoires comme il en a fourni à M. Joly de Fleury, et qu'il vous ait trompé comme il a trompé ce magistrat. Vous faites plus; vous joignez à vos accusations contre les plus honnêtes gens du monde des horreurs tirées de je ne sais quelle brochure intitulée la Vie heureuse, qu'un fou, nommé La Mettrie, composa un jour, étant ivre, à Berlin, il y a plus de douze ans. L’homme-plante est encore de La Mettrie 4. Cette sottise de La Mettrie, oubliée pour jamais, et que vous faites revivre, n'a pas plus de rapport avec la philosophie et l'Encyclopédie que le Portier des Chartreux 5 n'en a avec l'Histoire de l'Église; cependant vous joignez toutes ces accusations ensemble.
Qu'arrive-t-il ? Votre délation peut tomber entre les mains d'un prince, d'un ministre, d'un magistrat, occupé d'affaires graves, de la reine même, plus occupée encore à faire du bien, à soulager l'indigence, et à qui d'ailleurs les bienséances de la grandeur laissent peu de loisir. On a bien le temps de lire rapidement votre préface, qui contient une feuille ; mais on n'a pas le temps d'examiner, de confronter les ouvrages immenses auxquels vous imputez ces dogmes abominables. On ne sait point qui est ce La Mettrie; on croit que c'est un des encyclopédistes que vous attaquez, et les innocents peuvent payer pour le criminel, qui n'existe plus. Vous faites donc beaucoup plus de mal que vous ne pensiez et que vous ne vouliez; et certainement, si vous y réfléchissez de sang-froid, vous devez avoir des remords.
Voulez-vous à présent que je vous dise librement ma pensée ?
Voilà votre pièce jouée : elle est bien écrite, elle a réussi ; il y aurait une autre sorte de gloire à acquérir : ce serait d'insérer dans tous les journaux une déclaration bien mesurée, dans laquelle vous avoueriez que, n'ayant pas en votre possession le Dictionnaire encyclopédique, vous avez été trompé par les extraits infidèles qu'on vous en a donnés; que vous vous êtes élevé avec raison contre une morale pernicieuse ; mais que, depuis, ayant vérifié les passages dans lesquels on vous avait dit que cette morale était contenue; ayant lu attentivement cette préface de l'Encyclopédie, qui est un chef-d'œuvre, et plusieurs articles dignes de cette préface, vous vous faites un plaisir et un devoir de rendre au travail immense de leurs auteurs, à la morale sublime répandue dans leurs ouvrages, à la pureté de leurs mœurs, toute la justice qu'ils méritent. Il me semble que cette démarche ne serait point une rétractation (puisque c'est à ceux qui vous ont trompé à se rétracter); elle vous ferait beaucoup d'honneur, et terminerait très-heureusement une très-triste querelle.
Voilà mon avis, bon ou mauvais ; après quoi je ne me mêlerai en aucune façon de cette affaire : elle m'attriste, et je veux finir gaiement ma vie. Je veux rire ; je suis vieux et malade, et je tiens la gaieté un remède plus sûr que les ordonnances de mon cher et estimable Tronchin. Je me moquerai tant que je pourrai des gens qui se sont moqués de moi ; cela me réjouit, et ne fait nul mal. Un Français qui n'est pas gai est un homme hors de son élément. Vous faites des comédies, soyez donc joyeux, et ne faites point de l'amusement du théâtre un procès criminel. Vous êtes actuellement à votre aise; réjouissez-vous, il n'y a que cela de bon.
Si quid novisti rectius istis,
Candidus imperti ; si non, his utere mecum.6
E per fine, sans compliment, votre très-humble et très obéissant serviteur
Le Suisse V. »
1 Cette rage dite jalousie .(italien)
2 J. Lough, dans « Louis, chevalier de Jaucourt », essays presented to C. M. Girdlestone, 1960, émet l'hypothèse que la famille de Jaucourt le pressait de renoncer à collaborer à l'Encyclopédie .
3 Du marquis d'Argens .
4 Cette dernière phrase est ajoutée par V* en marge
5 Cet ouvrage licencieux a été publié vers 1745 sous le titre Histoire de dom B... ; portier des Chartreux, est de J.-C. Gervaise de Latouche .
6 Horace, Épîtres, I, vi, 67-68 : Si tu connais quelque règle de conduite meilleure, fais-m'en part sans détour, sinon, suis avec moi celle que je propose .
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