07/10/2017
vous ne me paraissez pas trop compter sur l'amitié des grands . N'avez-vous jamais éprouvé que les petits n'aiment guère mieux ?
... Je vous mets en garde, M. Macron, bien qu'il me semble que vous soyez déjà au fait .
« A Jean Le Rond d'Alembert
28 novembre [1762]1
Mon cher confrère, mon grand philosophe, vous ne me paraissez pas trop compter sur l'amitié des grands i. N'avez-vous jamais éprouvé que les petits n'aiment guère mieux ? Pour moi qui ai le bonheur d'être petit, je vous avertis que je vous aime de tout mon cœur.
A l'égard du duc de Choiseul, convenez que je lui ai une très grande obligation puisque je lui dois d'être libre chez moi ii, et de ne pas dépendre d'un intendant. Vous en savez pas ce que c'est qu'un intendant de province. Le frère d'Omer iii me manda un jour qu'il n'était en place que pour faire du mal. Aussi voulut-il m'en faire ; et j'eus les franchises de ma terre malgré lui. Vous voyez que je me suis toujours moqué de la famille d'Omer. C'est à M. le duc de Choiseul que je dois tout cela. S'il a eu le malheur de croire sur une écriture rapide que j'avais écrit une sotte lettre iv, il a bien réparé son erreur. Il a noblement avoué son tort. Autrefois les ministres ne faisaient jamais de tels aveux.
Pour Luc, quoique je doive être très fâché contre lui, je vous avoue qu'en qualité d'être pensant, et de Français je suis fort aise qu'une très dévote maison v n'ait pas englouti l'Allemagne et que les jésuites ne confessent pas à Berlin. L'Infâme est bien puissante vers le Danube. Vous me dites qu'elle perd de son crédit vers la Seine vi. Je le souhaite, mais songez qu'il y a trois cent mille hommes gagés vii pour soutenir ce colosse affreux, c'est à dire plus de combattants pour la superstition que la France n'a de soldats. Tout ce que peuvent faire les honnêtes gens, c'est de gémir entre eux quand cette superstition est persécutante, et de rire quand elle n'est qu'absurde, d'éclairer le plus d'esprits bien nés que l'on peut et de former insensiblement dans l'esprit [des hommes]viii destinés aux places une barrière contre ce fléau abominable. Ils doivent savoir que sans les disputes sur la transsubstantiation et sur la bulle, Henri III, Henri IV et Louis XV n'auraient pas été assassinés . C'est un bon arbre, disent les scélérats dévots, qui a produit de mauvais fruits. Mais puisqu'il en a tant produit ne mérite-t-il pas qu'on le jette au feu ?ix Chauffez-vous en donc tant que vous pourrez, vous et vos amis.
Vous pensez bien que je ne parle que de la superstition car pour la religion chrétienne je la respecte et je l'aime comme vous .
Courage donc, mes frères, prêchez avec force et écrivez avec adresse. Dieu vous bénira.
Protégez, mon frère, tant que vous pourrez la veuve Calas . C'est une huguenote imbécile, mais son mari a été la victime des pénitents blancs. Il importe au genre humain que les fanatiques de Toulouse soient confondus. Un autre fanatique, Patouillet, aidé de Caveirac, a écrit deux volumes contre l'Histoire générale x. Tant mieux. Si on lit leur livre, cela fera naître des éclaircissements. J'avais levé un coin du voile dans la première édition, je le déchire un peu dans la seconde. Vous y trouverez de quoi vous édifier. En attendant j'enverrai à l'Académie l'Héraclius de Calderon : il fera connaitre le génie espagnol xi. En vérité ils sont dignes d'avoir chez eux l'Inquisition.
Que faites-vous à présent ? travaillez-vous en géométrie, en histoire, en littérature ? Quoi que vous fassiez, écrasez l'Infâme, et aimez qui vous aime. »
1 V* répond à la lettre du 17 novembre 1762 de d'Alembert : « Vous auriez un très grand tort, mon cher et illustre maître, de faire une satire contre un ministre à qui vous avez , dites-vous, de si grandes obligations ; vous auriez même eu tort de l'outrager, quand vous eussiez été intéressé dans la comédie des Philosophes dont il a procuré et favorisé la représentation […] J'aurais été très fâché que l'on m'eût soupçonné d'être le bureau d'adresse des satires qu'on s'avise de faire contre le gouvernement […] Pour la philosophie, je ne crois pas qu'Omer et Palissot lui fassent réparation sitôt ; mais en attendant, on fait justice de ses ennemis . Cependant il y a , dit-on, 24 jésuites retirés à Versailles […] Le parlement ne les y voit pas de bon œil […] Eh bien que dites-vous de la paix ? Et croyez-vous pour le coup que votre ancien disciple s'en tire ? Ce serait un grand malheur pour la philosophie que la maison d'Autriche, encore superstitieuse, fût la maîtresse de l'Allemagne […] On dit que pour dédommager la maison de Saxe, qui a bien l'air de payer les frais, on donnera un évêché en France ou en Allemagne au prince Clément ; ce sera une maison crossée et mitrée […] »
i D'Alembert moqueur a écrit : « ... à l'égard de ses bontés (de Choiseul) je vous en souhaite la continuation. » ; lettre du 17 novembre : http://books.google.fr/books?pg=PA592&lpg=PA592&i...
ii En mai 1759, Choiseul a fait obtenir à V* et Mme Denis le brevet de conservation des droits seigneuriaux de Ferney ; ces droits seront à nouveau contestés en mai 1763.
iii Le frère d'Omer Joly de Fleury était intendant de Bourgogne. V* l'avait reçu chez lui en octobre 1760, fort bien, avec le fils même d'Omer : http://fr.wikipedia.org/wiki/Famille_Joly_de_Fleury
et cf. lettre du 16 octobre 1760 à Mlle Clairon : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2009/10/16/a...
iv « ... sotte lettre » : version très falsifiée et antigouvernementale publiée dans le St James's chronicle du 17 juillet 1762 de la lettre adressée à d'Alembert le 29 mars ; cf. lettre du 15 septembre à d'Alembert : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2010/09/15/tachez-de-votre-cote-d-eclairer-la-jeunesse-autant-que-vous.html
et lettre 104 et suivantes,pages 587-... : http://books.google.fr/books?pg=PA592&lpg=PA592&i...
Cela faisait sa « vraie tribulation » que le duc de Choiseul le « crû l'auteur de cette belle rhapsodie anglaise » et « qu'il le (lui)( eût) écrit avec bonté... » disait-il aux d'Argental le 25 octobre ; il ajoutait : « J'en ai été outré et je lui ai dit bien des injures qu'il mérite. » Pour détromper Choiseul
il lui envoyait la véritable lettre avec un billet de d'Alembert ; le 12 décembre, Choiseul le tranquillisait : « Vous avez raison, vous n'avez point écrit la lettre supposée ; personne n'en parle, ni ne songe actuellement à vous l'imputer ... ma chère marmotte, je vous aimerai toujours de tout mon cœur. »
v La maison d'Autriche. Luc = Frédéric II de Prusse. V* montre ici clairement qu'il fait passer sa passion antireligieuse avant la considération de l'intérêt français en Europe ; on ne le trouve pas plus clairvoyant à l'égard de la politique continentale qu'à propos de la politique maritime relative au Canada . Cela contraste avec ses jugements pertinents portés sur l'attitude des parlements .
vi Le 17 novembre d'Alembert lui a écrit : « il y a , dit-on, 24 jésuites retirés à Versailles ...Le parlement ne les y voit pas d'un bon œil et se propose d'enfumer le terrier ..., ils ne sont plus guère renards. » Sur les avatars des jésuites, cf. lettre du 19 mai 1762 . La dissolution de l'ordre a été prononcée le 6 août 1762 par le Parlement.
vii Prêtres et moines.
viii Mots omis par V*.On pense aussi à jeunes gens , qui sont une restitution fondée sur des déclarations analogues de V* . De toute façon, l'omission s'explique par un « saut du même au même » sur la syllabe des qui commence le mot destinés .
ix Tel qu'il est dit dans les évangiles.
x V* évoque les Erreurs de M. de Voltaire sur les faits historiques, dogmatiques..., 1762, ouvrage anonyme dont il a demandé le nom de l'auteur à Damilaville ; cf. lettre du 9 septembre 1762, et page 407 lettre CCLIX : http://books.google.be/books?id=9EUQAAAAYAAJ&pg=PA407...
. L'auteur est le jésuite Nonnotte (qui figure dans le tableau dit Le triomphe de Voltaire au château à Ferney-Voltaire, -en enfer bien entendu !-.)
Le père Patouillet avait publié entre autre l'Apologie de Cartouche, ou le scélérat sans reproche par la grâce du P. Quesnel, 1731,http://books.google.be/books?id=EewFAAAAQAAJ&pg=PA5&a...
et Novi de Caveirac, auteur de l'Apologie de Louis XIV et de son conseil, sur la révocation de l'Édit de Nantes ... avec une dissertation sur la journée de la Saint Barthélémy, 1758 : http://books.google.be/books?id=708A7rLJkwAC&printsec...
xi V* a joint à ses Commentaires sur Corneille une traduction de la pièce de Calderon qu'il juge très sévèrement ; cf. lettre du 4 juin à Capacelli et lettres du 17 juin et 15 septembre 1762 à d'Alembert.
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