10/05/2018
Ajoutons encore, je vous en prie, que des discours entortillés de politique sont encore pires que la fadeur
... Et ceux de la religion sont bien du même tonneau, imbuvables , en ce jour où l'on célèbre un des premiers astronautes, Jésus, qui rejoint la cohorte aérienne des prophètes juifs anciens , Mohammed et son cheval volant, et la foule des dieux que se plaisent à adorer tant d'humains crédules .
« Au cardinal François-Joachim de Pierre de Bernis
Aux Délices , 14 mai [1763] 1
Votre Éminence m’a écrit une lettre instructive et charmante. Je pense comme elle . L’extravagant vaut mieux que le plat . Ajoutons encore, je vous en prie, que des discours entortillés de politique sont encore pires que la fadeur. Je pousse le blasphème si loin, que si j’étais condamné à relire ou l’Héraclius de Corneille ou celui de Calderon, je donnerais la préférence à l’espagnol.
J’aime mieux Bergerac et sa burlesque audace,
Que ces vers où Motin se morfond et nous glace.2
Daignez donc me rendre raison de la réputation de notre Héraclius. Y a-t-il quelque vraie beauté, hors ces vers :
O malheureux Phocas ! ô trop heureux Maurice !
Tu recouvres deux fils pour mourir après toi :
Je n’en puis trouver un pour régner après moi.3
et encore ces vers ne sont-ils pas pris de l’espagnol ?4
Cette Léontine, qui se vante de tout faire et qui ne fait rien, qui n’a que des billets à montrer, qui parle toujours à l’empereur comme au dernier des hommes, dans sa propre maison, est-elle bien dans la nature ? Et ce Phocas, qui se laisse gourmander par tout le monde, est-il un beau personnage ? Vous voyez bien que je ne suis pas un commentateur idolâtre, comme ils le sont tous. Il faut tâcher seulement de ne pas donner dans l’excès opposé. Je tremble de vous envoyer Olympie, après avoir osé vous dire du mal d’Héraclius. Si Votre Éminence n’a pas encore reçu Olympie imprimée, elle la recevra bientôt d’Allemagne . C’est toujours une heure d’amusement de lire une pièce bonne ou mauvaise, comme c’est un amusement de six mois de la composer, et il ne s’agit guère, dans cette vie, que de passer son temps.
Votre Éminence passera toujours le sien d’une manière supérieure ; car, avec tant de goût, tant de talent, tant d’esprit, il faut bien qu’un cardinal vive plus agréablement qu’un autre homme. Je conçois bien que le doyen du sacré-collège, avec la gravelle et de l’ennui, ne vaut pas un jeune cordelier . Mais vous m’avouerez qu’un cardinal de votre âge et de votre sorte, qui n’a devant lui qu’un avenir heureux, peut jouir comme vous faites, d’un présent auquel il ne manque que des illusions.
Vous êtes bon physicien, monseigneur ; vous m’avez dit que je perdrais ma qualité de quinze-vingts avec les neiges. Il est vrai que la robe verte de la nature m’a rendu la vue ; mais que devenir quand les neiges reviendront ? Je suis voué aux Alpes. Le mari de mademoiselle Corneille y est établi. J’ai bâti chez les Allobroges ; il faut mourir allobroge. Il nous vient toujours du monde des Gaules ; mais des passants ne font pas société . Heureux ceux qui jouissent de la vôtre, et qui s'instruisent dans votre conversation charmante,5 s’ils en sont dignes ! Je ne jouirai pas d’un tel bonheur, et je m’en irai dans l’autre monde sans avoir fait que vous entrevoir dans celui-ci. Voilà ce qui me fâche .
Je mets à la place le souvenir le plus respectueux et le plus tendre ; mais cela ne fait pas mon compte.
Consolez-moi, en me conservant vos bontés.
Relisez l’Héraclius de Corneille, je vous en prie. »
1 Bernis a écrit à V* le 24 avril 1763 : « Notre secrétaire m'a envoyé l'Héraclius de Calderon, mon cher confrère, et je viens de lire Jules César de Shakespear […] il faut pourtant convenir que ces tragédies, toutes extravagantes ou grossières qu'elles soient, n'ennuient point . Je vous dirai à ma honte, que ces vielles rapsodies,où il y a de temps en temps des traits de génie et des sentiments fort naturels, me sont moins odieuses que les froides élégies de nos tragiques médiocres . Voyez les tableaux de Paul Véronèse, de Rubens et de tant d'autres peintres flamands ou italiens ; ils pêchent souvent contre le costume, ils blessent les convenances et offensent le goût, mais la force de leur pinceau et la vérité de leurs coloris font excuser ces défauts […] J'espère que la fonte des neiges vous rendra la vue, et que vous perdrez bientôt ce côté de ressemblance avec le bon Homère […] Le château du Plessis dont vous me demandez des nouvelles, appartient à un de mes parents qui me le prête six mois de l'année . Il est à dix lieues de Paris, dans une situation riante, à côté de la forêt d'Hallate […] Quand vous voudrez me renvoyer Olympie au sortir de sa toilette, elle sera bien reçue . Je retourne dans quinze jours à Vic-sur-Aisne, pour y passer l'été . Ainsi adressez, à cette époque , vos lettres à Soissons . »
2 Art poétique, IV, 39-40 ; Boileau .
3 Héraclius, IV, 4 ; Corneille . trop heureux est corrigé en malheureux sur le manuscrit .
4 Voir l'article « Art dramatique [du théâtre espagnol] » dans le Dictionnaire philosophique ; https://fr.wikisource.org/wiki/Dictionnaire_philosophique/Garnier_(1878)/Art_dramatique
5 Ces huit mots manquent dans les éditions .
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