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06/08/2020

Je ne vous fais point d’excuse de prendre la liberté de vous écrire sans avoir l’honneur d’être connu de vous...Pardonnez cette démarche que ma compassion pour les malheureux et ma vénération pour le parlement et pour votre personne me font faire

... Si la compassion de Voltaire pour les malheureux victimes d'injustices est réelle, on peu mettre un bémol et jouer scherzo sa partition vénérant le parlement .

 

 

« A Pierre Desinnocends

A Ferney 19 avril 1765 1

Monsieur,

Je ne vous fais point d’excuse de prendre la liberté de vous écrire sans avoir l’honneur d’être connu de vous. Un hasard singulier avait conduit dans mes retraites, sur les frontières de la Suisse, les enfants du malheureux Calas . Un autre hasard y amène la famille Sirven, condamnée à Castres, sur l’accusation ou plutôt sur le soupçon du même crime qu’on imputait aux Calas.

Le père et la mère sont accusés d’avoir noyé leur fille dans un puits, par principe de religion. Tant de parricides ne sont pas heureusement dans la nature humaine ; il peut y avoir eu des dépositions formelles contre les Calas ; il n’y en a aucune contre les Sirven. J’ai vu le procès-verbal 2, j’ai longtemps interrogé cette famille déplorable . Je peux vous assurer, monsieur, que je n’ai jamais vu tant d’innocence accompagnée de tant de malheurs : c’est l’emportement du peuple du Languedoc contre les Calas qui détermina la famille Sirven à fuir dès qu’elle se vit décrétée. Elle est actuellement errante, sans pain, ne vivant que de la compassion des étrangers. Je ne suis pas étonné qu’elle ait pris le parti de [se] soustraire à la fureur du peuple, mais je crois qu’elle doit avoir confiance dans l’équité de votre parlement.

Si le cri public, le nombre des témoins abusés par le fanatisme, la terreur, et le renversement d’esprit qui put empêcher les Calas de se bien défendre, firent succomber Calas le père, il n’en sera pas de même des Sirven. La raison de leur condamnation est dans leur fuite. Ils sont jugés par contumace, et c’est à votre rapport, monsieur, que la sentence a été confirmée par le parlement.

Je ne vous cèlerai point que l’exemple des Calas effraie les Sirven, et les empêche de se représenter. Il faut pourtant ou qu’ils perdent leur bien pour jamais, ou qu’ils purgent la contumace, ou qu’ils se pourvoient au conseil du roi.

Vous sentez mieux que moi combien il serait désagréable que deux procès d’une telle nature fussent portés dans une année devant Sa Majesté ; et je sens, comme vous, qu’il est bien plus convenable et bien plus digne de votre auguste corps que les Sirven implorent votre justice. Le public verra que si un amas de circonstances fatales a pu arracher des juges l’arrêt qui fit périr Calas, leur équité éclairée, n’étant pas entourée des mêmes pièges, n’en sera que plus déterminée à secourir l’innocence des Sirven.

Vous avez sous vos yeux toutes les pièces du procès . Oserai-je vous supplier, monsieur, de les revoir ? Je suis persuadé que vous ne trouverez pas la plus légère preuve contre le père et la mère en ce cas, monsieur, j’ose vous conjurer d’être leur protecteur.

Me serait-il permis de vous demander encore une autre grâce ? c’est de faire lire ces mêmes pièces à quelques-uns des magistrats vos confrères. Si je pouvais être sûr que ni vous ni eux n’avez trouvé d’autre motif de la condamnation des Sirven que leur fuite ; si je pouvais dissiper leurs craintes, uniquement fondées sur les préjugés du peuple, j’enverrais à vos pieds cette famille infortunée, digne de toute votre compassion ; car, monsieur, si la populace des catholiques superstitieux croit les protestants capables d’être parricides par piété, les protestants croient qu’on veut les rouer tous par dévotion, et je ne pourrais ramener les Sirven que par la certitude entière que leurs juges connaissent leur procès et leur innocence.

J’aurais le bonheur de prévenir l’éclat d’un nouveau procès au conseil du roi, et de vous donner en même temps une preuve de ma confiance en vos lumières et en vos bontés. Pardonnez cette démarche que ma compassion pour les malheureux et ma vénération pour le parlement et pour votre personne me font faire du fond de mes déserts.

J’ai l’honneur d’être avec respect, monsieur, votre, etc. »

1 Cette lettre est apparemment une lettre ouverte . Le destinataire est identifié par Galland . Desinnocends est l'un des juges qui avaient voté pour l'exécution de Jean Calas .Voir : https://books.google.fr/books?id=DMNYDwAAQBAJ&pg=PT103&lpg=PT103&dq=pierre+desinnocends&source=bl&ots=ZAakyNXi34&sig=ACfU3U3B7Lm9iD-LAYtBSXnciZQEyskt5w&hl=fr&sa=X&ved=2ahUKEwi70c64lP3qAhWOxoUKHQebCNMQ6AEwBHoECAkQAQ#v=onepage&q=pierre%20desinnocends&f=false

2 Dans sa lettre à V* du 11 avril 1765, Élie de Beaumont met ce post-scriptum : « M. Damilaville vient de me faire remettre à l'instant la copie de la sentence de Mazamet . C'est le comble de l'absurdité et de l'horreur . On ne pourrait croire l’existence d'une telle pièce sans l'avoir lue . Un père et une mère dûment atteints et convaincu du crime de parricide et pour cela seulement pendus, et les deux dûment atteintes CONVAINCUES et complices dudit crime de parricide et pour toute peine condamnées à assister à l'exécution de leur père et mère, et au bannissement hors la ville et juridiction de Mazamet, permis à elles de se promener sur la frontière de cet immense territoire de ce Mazamet . Bon Dieu à quels temps sommes-nous réservés de voir rendre de pareils jugements, de les voir confirmer par un parlement, et par un parlement qui venait d'avoir une si cruelle leçon . Laissez-moi faire, monsieur, et soyez sûr que votre Sirven que j'appellerai aussi bientôt notre Sirven, sera dans peu satisfait avec éclat . »

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