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12/03/2012

il y jouit d'un loisir qui serait encore plus philosophique s'il était moins homme d'État

 

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Il y a un après ... campagne présidentielle .

Beaucoup vont connaître un grand moment de solitude .

Marche et rêve !

 

 

 

« DE M. DARGET 1

6 septembre 1755.

J'ai malheureusement une trop bonne excuse, mon ancien ami, de n'avoir pas encore répondu à la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le 5 du mois dernier. J'ai toujours été malade, et pendant plus de quinze jours assez considérablement d'un mal de gorge. Je n'ai pu ni m'occuper ni sortir, et cela est vrai au point que je ne verrai que demain pour la première fois votre belle tragédie de l'Orphelin de la Chine. Je vous fais bien sincèrement mon compliment sur ces nouveaux lauriers, et je vous prie d'être persuadé que personne n'en voit orner votre front avec plus de plaisir que moi.
Je n'ai rien vu des manuscrits tronqués qui courent presque publiquement de votre poème de la Pucelle, vous savez que je connais la bonne édition 2, et je verrai bientôt les endroits où l'on a voulu si méchamment introduire des choses qui ne sont pas de vous. Et qui pourrait s'y tromper, mon cher ami ? il n'appartient qu'à vous seul de retoucher vos ouvrages. Il faut bien prendre votre parti sur la publication de ce poème , tous vos amis craignent à Paris qu'il ne soit bientôt imprimé, surtout en Hollande ou en Angleterre; et j'en tremble avec eux, je suis même surpris que cet événement-là ne soit pas arrivé plus tôt; il est très-certain que du Puget, ce Provençal attaché très-peu de temps à la maison du prince Henri, en avait une copie fournie par l'infidélité de Tinois. Il l'avait emportée dans le temps qu'il disparut de Berlin; et peut-être les espérances qu'il avait fondées sur le profit de ce manuscrit entrèrent-elles dans le projet de sa retraite. J'ai su depuis qu'il avait passé en Russie, où il a rentré dans l'obscurité. C'est peut-être à cette copie que vous devez la filiation de toutes celles qui se sont répandues depuis. Grasset, qui vous porte à vous-même votre ouvrage, mais gâté et falsifié, et qui veut vous le vendre cinquante louis, est quelque chose de tout à fait singulier, et qui a dû vous faire rire vous-même. Enfin vous savez à qui vous en prendre de tout cela , vous ne soupçonnerez plus vos admirateurs et vos amis; vous en avez envoyé des copies ici, qui pourront servir de pièces de comparaison. M. Thieriot en a une que je dois entendre ces jours-ci. Les honnêtes gens ne se tromperont pas aux différences et s'il y a des choses que l'on trouve que vous deviez changer, vous le ferez avec cette supériorité qui rend toujours les éditions faites sous vos yeux préférables aux autres.
M. Duverney a été enchanté, monsieur, de recevoir des témoignages de votre souvenir. Sa santé est assez bonne. Il ne passe plus que les étés seulement à Plaisance, et il y jouit d'un loisir qui serait encore plus philosophique s'il était moins homme d'État. Il vous enverra volontiers des ognons de tulipe, marquez-moi la manière de vous les faire parvenir; il ne faut pas qu'il manque rien à un lieu dont vous faites vos délices.
Vous m'avez promis anciennement, et dans les moments heureux de ma liaison avec vous, que vous me procureriez mes entrées à la Comédie française par la présentation d'une de vos tragédies. Je vous rappelle cet engagement, et j'en prends acte pour la première que vous enverrez; vous savez que je sais les lire.
M. de Croismare vous fait mille compliments, il est du comité secret de vos amis à Paris, et mérite assurément à tous égards d'y tenir sa place. Ma mauvaise santé salue vos incommodités; elle s'y intéresse, elle vous plaint. Je vous embrasse de tout mon cœur, et je vous renouvelle toujours avec un nouveau plaisir, mon cher ami, les aveux de mon attachement bien tendre et bien sincère. »

Il faut savoir jouir et savoir se passer; j'ai tâté de l'un et de l'autre

 

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Où donc a-t-on tâté  le plus?

 

 

« A M. DARGET 1

Le 5 août 1755.

Je vous dois, mon ancien ami, un compte exact de ce qui s'est passé en dernier lieu au sujet de ce poème de la Pucelle d'Orléans, dont on pourra dire comme de celle de Chapelain

Depuis trente ans on parle d'elle,
Et bientôt on n'en dira rien.


C'est peu qu'on ait déshonoré la littérature jusqu'à imprimer le Siècle de Louis XIV avec des notes aussi absurdes que calomnieuses, et qu'on se soit avisé de faire un libelle scandaleux d'un ouvrage approuvé de tous les honnêtes gens de l'Europe; c'est peu qu'on ait donné sous mon nom une prétendue Histoire universelle, dont il n'y avait pas dix chapitres qui fussent de moi, et dont l'ignorance a rempli tous les vides, les mêmes gens qui me persécutent depuis si longtemps ont mis le comble à ces malversations inouïes jusqu'à nos jours parmi les gens de lettres. Ils ont déterré quelques fragments de cet ancien poème de la Pucelle d'Orléans, qui était assurément un badinage très-innocent; quand ils ont su que j'étais en France, ils ont ajouté à cet ouvrage des vers aussi plats qu'offensants contre les amis que j'ai en France 2, et contre les personnes 3 et les choses les plus respectables. Quand on a vu que j'avais choisi un petit asile auprès de Genève, où ma mauvaise santé m'a forcé de chercher des secours auprès d'un des plus célèbres médecins de l'Europe, il ont glissé au plus vite dans l'ouvrage des vers contre Calvin4, ils vivent du fruit de leurs manœuvres, ils vendent chèrement leurs manuscrits ridicules aux dupes qui les achètent, et se font ainsi un revenu fondé sur la calomnie. En vérité, mon cher ami, si ces malheureux pouvaient être appelés des gens de lettres, je serais presque de l'avis de ce citoyen de Genève 5 qui a soutenu avec tant d'esprit que les belles-lettres ont servi à corrompre les mœurs. On a député dans le pays où je suis un homme qui se mêle de vendre des livres, il se nomme Grasset; il vint dans ma maison le 26 juillet, et me proposa de me vendre cinquante louis d'or un de ces manuscrits; il m'en fit voir un échantillon, c'était une page remplie de tout ce que la sottise et l'impudence peuvent rassembler de plus méprisable et de plus atroce; voilà ce que cet homme vendait sous mon nom, et ce qu'il voulait me vendre à moi-même. Il me dit, en présence de plusieurs personnes, que le manuscrit venait d'un Allemand qui l'avait vendu cent ducats, ensuite il dit qu'il venait d'un ancien secrétaire de monseigneur le prince Henri il entend sans doute le secrétaire à qui votre beau-frère a succédé, et qui était avec cet autre fripon de Tinois, mais ni le roi de Prusse, ni le prince Henri, n'ont jamais eu entre leurs mains des choses si indignes d'eux. Il nomma plusieurs personnes, il assura que La Beaumelle en avait un exemplaire à Amsterdam , je pris le parti de porter sur-le-champ au résident de France la feuille scandaleuse que cet homme m'avait apportée écrite de sa main. On mit Grasset en prison; il dit alors qu'il la tenait d'un nommé Maubert, ci-devant capucin, auteur de je ne sais quel Testament politique du cardinal Albéroni 6, dans lequel le ministère de France et M. le maréchal de Belle-Isle sont calomniés avec cette impudence qu'on punissait autrefois et qu'on méprise aujourd'hui; enfin on a banni de Genève le nommé Grasset. On a interrogé le sieur Maubert, et on lui a signifié que, si l'ouvrage paraissait, on s'en prendrait à lui. Voilà tout ce que j'ai pu faire, dans un pays où la justice n'est pas rigoureuse, j'attends de votre amitié que vous voudrez bien m'instruire de ce que vous pourrez apprendre sur cette misère. Si vous voyez M. de Croismare et M. Duverney, je vous prie de leur faire mes très-humbles compliments; mes Délices me font souvenir de Plaisance 7. Je n'ose demander des ognons de tulipe à M. Duverney, c'est la seule chose qui me manque dans ma retraite trop belle pour un philosophe. Il faut savoir jouir et savoir se passer; j'ai tâté de l'un et de l'autre. Je vous souhaite fortune, agréments; et j'aurais voulu que ma maison eût été sur le chemin de Vesel.
P. S. Pourrez-vous avoir la bonté de me dire le nom de ce Provençal 8 qui était ci-devant secrétaire du prince Henri? Je vous embrasse. Je suis bien malade. »

5 Jean-Jacques Rousseau.

7 Château de Pâris-Duverney, près de Nogent-sur-Marne.

8 Il s'appelait du Puget; voyez lettre de Darget du 6 septembre .