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11/04/2010

la disposition des esprits qu’on ne peut connaître que quand ils sont calmés.

 

 

 

 

 

 

« A Charles-Augustin Ferriol, comte d’Argental

 

11è avril 1767

 

             Je reçois deux lettres bien consolantes de M. d’Argental et de M. de Thibouville écrites du 2 avril [Les Scythes n’ont pas eu de succès à la première représentation le 26 mars, ce sera mieux à la 3ème et 4ème et dernière où il y eut 785 spectateurs]. Ma réponse est qu’on s’encourage à retoucher son tableau lorsqu’en général les connaisseurs sont contents ; mais qu’on est très découragé quand les faux connaisseurs et les cabales décrient l’ouvrage à tort et à travers. Alors on ne met de nouvelles touches que d’une main tremblante, et le pinceau tombe des mains.

 

             Vous me faites bien du plaisir, mon cher ange, de me dire que Mlle Durancy a saisi enfin l’esprit de son rôle et qu’elle a très bien joué, mais je doute qu’elle ait pleuré, et c’était là l’essentiel. Mme de La Harpe pleure.

 

             Je vais écrire à M. le maréchal de Richelieu, qui ne fait que rire de toutes les choses très essentielles pour les amateurs de beaux-arts, et je lui parlerai de Mlle Durancy comme je le dois[f1]  . Mais vous avez à Paris M. le duc de Duras, qui a du goût et de la justice. Je suppose, mon cher ange, que vous avez raccommodé la sottise de Lacombe [le 30 mars, V* reprochait à Lacombe l’attribution , dans son catalogue, de la Lettre au docteur Pansophe (contre J-J. R.), qu’il a « toujours désavouée »]. Vous me demandez pourquoi j’ai choisi ce libraire : c’est qu’il avait rassemblé, il y a deux ans, avec beaucoup d’intelligence, beaucoup de choses éparses dans mes ouvrages, et qu’il en avait fait une espèce de Poétique [ la Poétique de M. de Voltaire, ou Observations recueillies de ses ouvrages, concernant la versification française (1766)] qui eut assez de succès.

 

             Je ne savais pas qu’il fût lié avec Fréron. Il me semble qu’il en a agi comme les Suisses qui servaient tantôt la France et tantôt la maison d’Autriche. Enfin il me fallait un libraire, et j’ai préféré un homme d’esprit à un sot.

 

             Il faut vous dire encore que lorsque je lui envoyai la pièce à imprimer, mon seul but était de faire connaître aux méchants, et à ceux qui écoutent les méchants, qu’un homme occupé d’une tragédie ne pouvait l’être de toutes les brochures qu’on m’attribuait. Vous savez bien que je voulais prouver mon alibi.[ce qu’il disait déjà le 20 novembre 1766 et le 16 février 1767]

 

             A présent je suis un peu plus tranquille et un peu plus rassuré contre la rage des Velches, j’ai revu Les Scythes avec des yeux plus éclairés, et j’y ai fait des changements assez importants. Je crois que la meilleure façon de vous faire tenir toutes ces corrections éparses est de les rassembler dans le volume même ; j’y ferai mettre des cartons bien propres afin de ménager vos yeux.

 

             J’attends l’édition de Lacombe pour vous renvoyer deux exemplaires que j’ai corrigés ; mais croirez-vous bien que je n’ai pas cette édition encore ? La communication interrompue entre Lyon et mon petit pays me prive de tous les secours. J’ai vingt ballots à Lyon qui ne m’arriveront probablement que dans trois mois. Je ne sais pas pourquoi je ris de la guerre de Genève,[dans La Guerre civile de Genève] car elle me gène infiniment et me rend l’habitation que j’ai bâtie bien insupportable.

 

             Si je ne puis avoir l’édition de Lacombe, je me servirai de celle des Cramer, quoiqu’elle soit déjà chargée de corrections qui font peine à la vue.

 

             Quand vous aurez la pièce en état, je vous demanderai en grâce qu’on la joue deux fois après Pâques en attendant Fontainebleau [ les Scythes ne seront pas repris ; V* le 25 mai, écrira à d’Argental pour noter « l’affront » et « l’injustice inouïe » et « l’ingratitude » de la part des Comédiens.]. Une fois même me suffirait pour juger enfin de la disposition des esprits qu’on ne peut connaître que quand ils sont calmés.

 

             Peut-être le rôle d’Athamare n’est pas fait pour Lekain. Il faudrait un jeune homme beau, bien fait, passionné, pleurant tantôt d’attendrissement et tantôt de colère, n’ayant que des paroles de feu à la bouche, dans sa scène avec Obéide au troisième acte, point de lenteur, point de gestes compassés.

 

             Il  faudrait d’autres vieillards que Dauberval, il faudrait d’autres confidents ; mais le spectacle de Paris, le seul spectacle qui lui fasse honneur dans l’Europe, est tombé dans la plus honteuse décadence et je vous avoue que je ne crois pas qu’il se relève.

 

             M. de La Harpe était le seul qui pût le soutenir. Le mauvais goût et les mauvaises intentions l’effraient. Il n’a rien, il n’a été que persécuté,[par l’échec de Gustave Vasa] il pourra bien renoncer au théâtre et passer dans les pays étrangers.

 

         Vous me parlez des caricatures que vous avez de ma personne [« caricatures » que lui a demandées « une dame du Pont-l’Evêque, nommée Mme de Pouchin de Cicherèle » et qu’il lui a envoyées par d’Argental le 27 mars]. Je n’ai jamais eu l’impudence d’oser proposer à quelqu’un un présent si ridicule. Je ne ressemble point à Jean-Jacques, qui veut à toute force une statue [J.J. Rousseau écrit dans sa Lettre à M. de Beaumont : « … s’il existait en Europe un seul gouvernement vraiment éclairé … il eût rendu des honneurs publics à l’auteur d’Emile, il lui eût élevé des statues », et V* se moque de lui dans une lettre aux d’Argental du 25 avril 1763.]. Il s’est trouvé un sculpteur dans les rochers du Mont Jura [Rosset ; cf. lettre du 4 mai] qui s’est avisé de m'ébaucher de toutes les manières. Si vous m’ordonnez de vous envoyer une de ces figures de Callot, je vous obéirai.

 

             Je vous assure que je suis très affligé de n’être sous vos yeux qu’en peinture.

 

             Mlle de Saint-Val, comme je vous l’ai dit, me demande à jouer Olympie. Si elle a ce qu’on n’a plu au théâtre, c’est-à-dire des larmes : de tout mon cœur.

 

             Vous trouvez qu’on peut faire un partage des autres pièces entre Mlle Dubois et Mlle Durancy. Votre volonté soit faite.

 

             Je compte qu’une grande partie de cette lettre est pour M. de Thibouville aussi bien que pour mes anges. J’obéirai d’ailleurs aux ordres de M. de Thibouville à la première occasion que je trouverai.

 

             Je me mets aux pieds de madame d’Argental. »


 [f1]Le 25 avril , il écrira : « Mlle Durancy joue, dit-on … avec toute l’intelligence et tout l’art imaginable ; elle est faite pour remplacer Mlle Dumesnil, amis elle ne sait popint pleurer, et par conséquent ne fera jamais répandre de larmes ».

Le 27 mai : « J’avais vu chez moi Mlle Durancy … je lui avais trouvé du talent, elle me demanda le rôle d’Obéide, on dit qu’elle le joua très mal à la première représentation, mais qu’à la troisième et la quatrième elle fit un très grand effet. On me mande qu’elle joe avec beaucoup d’intelligence et de vérité, mais qu’elle n’est pas d’une figure agréable et qu’elle n’a pas le don des larmes. »

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