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04/05/2010

ordinairement si docile je me trouve d’une opiniâtreté qui me fait sentir combien je vieillis.





« A Charles-Augustin Ferriol, comte d’Argental

4 mai 1767

Vous êtes plus aimable que jamais, mon cher ange, et moi plus importun et plus insupportable que ne l’ai été. Moi qui suis ordinairement si docile je me trouve d’une opiniâtreté qui me fait sentir combien je vieillis. Ce monologue  [dans Les Scythes] que vous demandez, je l’ai entrepris de deux façons. Elles détruisent également tout le rôle d’Obéide. Ce monologue développe tout d’un coup ce qu’Obéide veut se cacher à elle-même dans tout le cours de la pièce. Tout ce qu’elle dira ensuite n’est plus qu’une froide répétition de son monologue ; il n’y a plus de gradations, plus de nuances, plus de pièce. Il est de plus si indécent qu’une jeune fille aime un homme marié que quand vous y aurez fait réflexion, vous jugerez ce parti impraticable.

Il y a plus encore, c’est que ce monologue est inutile. Tout monologue qui ne fournit pas de grands mouvements d’éloquence est froid. Je travaille tous les jours à ces pauvres Scythes malgré les éditions qu’on en fait partout.

Lacombe vient d’en faire une qu’il m’envoie, mais il n’y a pas la moitié des changements que j’ai faits, il ne pouvait pas encore les avoir reçus. Il n’a fait cette nouvelle édition que dans la juste espérance où il était que la pièce serait reprise après Pâques. C’est encore une raison de plus pour que je [ne] puisse exiger de lui qu’il donne cent écus à Lekain. J’aime beaucoup mieux les donner moi-même.

Il est bien vrai que tout dépend des acteurs. Il y a une différence immense entre bien jouer et jouer d’une manière touchante, entre se faire applaudir et faire verser des larmes. M. de Chabanon et M. de La Harpe viennent d’en arracher à toutes les femmes dans le rôle de Nemours et dans celui de Vendôme, et à moi aussi [dans Adélaïde du Guesclin sur le théâtre de V*].

Je doute fort qu’on puisse faire des recrues pour Paris. On a écarté et rebuté les bons acteurs qui se sont présentés. Je ne crois pas qu’il y en ait actuellement deux en province dignes d’être essayés à Paris. Je vous l’ai déjà dit, les troupes ne subsistent plus que de l’opéra-comique. Tout va au diable, mes anges, et moi aussi.

Ma transmigration de Babylone me tient fort au cœur [il a prévu d’acquérir une propriété près de Lyon ; il le dira à Richelieu le 25 avril] . Ce que vous me faites entrevoir redoublera mes efforts, mais j’ai bien peur que la situation présente de mes affaires ne me rende cette transmigration aussi difficile que mon monologue. Je me trouve à peu près dans le cas de ne pouvoir ni vivre dans le pays de Gex ni aller ailleurs. Figurez-vous que j’ai fondé une colonie à Ferney ; que j’y ai établi un marchand, un chirurgien ; que je leur bâtis des maisons ; que si je vais ailleurs, ma colonie tombe ; mais aussi, si je reste, je meurs de faim et de froid. On a dévasté tous les bois ; le pain vaut cinq sols la livre. Il n’y a ni police ni commerce. J’ai envoyé à M. le duc de Choiseul, conjointement avec le syndic de la noblesse, un mémoire très circonstancié. J’ai proposé que M. le duc de Choiseul renvoyât ce mémoire à M. le chevalier de Jaucourt qui commande dans notre petite  province. Il a oublié mon mémoire, ou s’en est moqué ; et il a tort car c’est le seul moyen de rendre à la vie un pays désolé qui ne sera plus en état de payer les impôts. On a voulu faire, malgré mon avis, un chemin qui conduisit de Lyon en Suisse en droiture [le 10 février, V* écrit à Pierre Buisson, chevalier de Beauteville, un des médiateurs chargé de mettre fin aux troubles de Genève : « … il faudrait un port au pays de Gex ; ouvrir une grande route avec la Franche-Comté ; commercer directement de Lyon avec la Suisse par Versoix ;… »] ; ce chemin s’est trouvé impraticable.

Je vous demande pardon de vous ennuyer de ces détails ; mais je vois qu’avec la meilleure volonté du monde on nous ruinera sans en retirer le moindre avantage. Je me suis dégoûté de la Guerre de Genève [Guerre civile de Genève]; je n’ai point mis au net le second chant, et je n’ai pas actuellement envie de rire.

J’écris une lettre au sculpteur qui s’est avisé de faire mon buste [Rosset ; cf. lettre du 11 avril à d‘Argental]. C’est un original capable de me faire attendre trois mois au moins ; et ce buste sera au rang de mes œuvres posthumes.

Il peut être encore un acteur à Genève dont on pourrait faire quelque chose. Il est malade ; quand il sera guéri, je le ferai venir. La Harpe le dégourdira. Pour moi, je suis tout engourdi. D’ordinaire la vieillesse est triste ; mais la vieillesse des gens de lettres est la plus sotte chose qu’il y ait au monde. J’ai pourtant un cœur de vingt ans pour toutes vos bontés ; je suis sensible comme un enfant ; je vous aime avec la plus vive tendresse.

V »

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