10/05/2010
souffrez que je vous dise que je ne veux pas vous être à charge
« A Frédéric II
A Paris 8 mai [1750]
Oui, grand homme, je vous le dis,
Il faut que je me renouvelle ;
J’irai dans votre paradis,
Du feu qui m’embrasait jadis
Ressusciter quelque étincelle,
Et dans votre flamme immortelle
Tremper mes ressorts engourdis.
Votre bonté, votre éloquence,
Vos vers, coulant avec aisance,
De jour en jour plus arrondis
Sont ma fontaine de jouvence.
Mais il ne faut pas tromper son héros. Vous verrez, Sire, un malingre, un mélancolique, à qui Votre Majesté fera beaucoup de plaisir et qui ne vous en fera guère. Mon imagination jouira de la vôtre. Ayez la bonté de vous attendre à tout donner sans rien recevoir. Je suis réellement dans un très triste état. D’Arnaud peut vous en avoir rendu compte. Mais enfin vous savez que j’aime cent fois mieux mourir auprès de vous qu’ailleurs. Il y a encore une autre difficulté. Je vais parler non pas au roi mais à l’homme qui entre dans le sérail des misères humaines. Je suis riche, et même très riche pour un homme de lettres. J’ai ce qu’on appelle à Paris, monté une maison,[rue Traversière « près de la fontaine Richelieu »] où je vis en philosophe avec ma famille [Mme Denis] et mes amis. Voilà ma situation. Malgré cela il m’est impossible de faire actuellement une dépense extraordinaire, premièrement parce qu’il m’en a beaucoup coûté pour établir mon petit ménage, en second lieu parce que les affaires de Mme du Châtelet mêlées avec ma fortune m’ont coûté encore davantage [en novembre 1749, V* fait ses comptes avec le marquis du Châtelet et la sœur de celui-ci, sans oublier les dettes de jeu d‘Emilie qu‘il avait payées, et réclamant ses meubles]. Mettez, je vous en prie, selon votre coutume philosophique la majesté à part, et souffrez que je vous dise que je ne veux pas vous être à charge. Je ne peux ni avoir un bon carrosse de voyage, ni partir avec les secours nécessaires à un malade, ni pourvoir à mon ménage pendant mon absence, etc. à moins de quarante mille écus d’Allemagne. Si Métra, un des marchands correspondants de Berlin, veut me les avancer, je lui ferai une obligation et le rembourserai sur la partie de mon bien la plus claire qu’on liquide actuellement. Cela est peut-être ridicule à proposer, mais je peux assurer Votre Majesté que cet arrangement ne me gênera point. Vous n’auriez, Sire, qu’à faire dire un mot à Berlin au correspondant de Métra ou de quelque autre banquier résidant à Paris. Cela serait fait à la réception de la lettre, et quatre jours après je partirais. Mon corps aurait beau souffrir, mon âme le fera bien aller et cette âme qui est à vous serait heureuse. Je vous ai parlé naïvement et je supplie le philosophe de dire au monarque qu’il ne s’en fâche pas [le 9 juin, V* remerciera Frédéric-Jupiter de sa pluie d‘or : « Mais c‘est en vain que l‘on médit / De ces gouttes très salutaires, / Au siècle de fer où l‘on vit, / Les gouttes d‘or sont nécessaires.]. En un mot je suis prêt, et si vous daignez m’aimer, je quitte tout, je pars et je voudrais partir pour passer ma vie à vos pieds.
V. »
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