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14/06/2010

fait tout juste pour l'avide curiosité du public




 

« A Louis-François-Armand du Plessis, duc de Richelieu


Aux Délices près de Genève

14 juin [1756]


J'ai quelque orgueil, mon héros, de voir une partie de ma destinée unie à la vôtre. Il est assez plaisant que je sois auprès de vous l'homme le plus réellement intéressé à la prise de Port-Mahon : je me suis avisé de faire le prophète [dès le 3 mai, V* a écrit un « petit compliment »en vers en ajoutant dans la lettre en prose qu'il le croyait déjà vainqueur dans Port-Mahon ou qu'il le serait à la réception de la lettre]. Vous accomplirez sans doute ma prophétie. Elle est très claire. Il y en a eu jusqu'ici peu dans ce goût-là. Votre panégyriste est devenu votre astrologue. Par quel hasard faut-il que ma prédiction coure Paris avant que le maudit rocher de M. Blakney ne soit rendu [ce qui court, c'est, comme il l'apprendra plus tard, l'épître en vers où « la peau de l'ours » est un peu moins nettement vendue ; William Blakeney se rendra le 28 juin] ? Le même jour que j'ai reçu la lettre dont vous honorez votre petit prophète, j'ai appris que mon petit compliment était répandu dans Paris. C'est Thiriot la trompette qui me dit l'avoir vu et tenu, et même l'avoir désapprouvé. Il y a longtemps que je vous avertis que vous aviez probablement quelque secrétaire bel esprit qui rendait publiques les galanteries que je vous écrivais quelquefois. Je suis bien sûr que ce n'est pas moi qui ai divulgué ma prophétie, je ne l'ai certainement envoyée à personne qu'à mon héros. C'était un secret entre le ciel et lui . Thiriot fait quelquefois la cour à madame la duchesse d'Aiguillon. Si c'est chez elle qu'il a vu ma lettre, peut-être Mme d'Aiguillon n'en aura pas laissé prendre de copie; et en ce cas il n'y a que quelques lambeaux de publiés. Voyez, Monseigneur,comment notre secret a pu transpirer [aux d'Argental, il écrit le 2 juillet que c'est le gendre de Richelieu, le comte d'Egmont – avec lui à Port-Mahon – qui a envoyé l'épître à sa femme]. Je vous envoyai cette saillie par monsieur le duc de Villars, et je ne lui en fis pas confidence. Nul autre que vous au monde n'a vu la prédiction . Si vous l'avez fait lire à quelque profanateur de ces mystères, il n'y a pas grand mal. Vous me justifierez bientôt. Vous confondrez les incrédules comme les envieux. On verra bien que vous êtes un héros et que je ne suis pas un prophète de Baal [Baal = tous les faux dieux, dans la bible].


Au milieu des coups de canon vous soucierez-vous de savoir que La Beaumelle, qui s'est fait , je ne sais comment, héritier des papiers de madame de Maintenon, a fait imprimer quinze volumes, soit de lettres, soit de mémoires [Les Mémoires pour servir à l'histoire de Mme de Maintenon et à celle du siècle passé et Lettres de Mme de Maintenon, 1755-1756]? Ce ramas d'inutilités est relevé par un tas d'impudences et de mensonges [le 15 juin, à d'Argental : « Il y a eu quelques bons mémoires et il a noyé le peu de vérités inutiles que contiennent les mémoires de Dangeau, d'Hébert, de Mlle d'Aumale , dans un fatras d'imposture de sa façon »] qui est fait tout juste pour l'avide curiosité du public. Il y a quatre-vingt ou cent familles outragées. Voilà ce qu'il faut au gros des hommes. Je ne puis concevoir comment M. de Malesherbes a souffert et favorisé ce recueil de scandales [en fait édité en Hollande, et La Beaumelle sera embastillé en août]. Il y a parmi les lettres de Mme de Maintenon une lettre de M. le duc de Richelieu votre père qui certainement n'était pas faite pour être publique [peut être une lettre de juillet 1711 où le père de Richelieu parle de « la conduite outrée d'un fils qui ne peut être corrigée que par la sagesse et l'autorité d'un maître qui peut venir à bout de tout ce qui lui plait ». Le père du futur maréchal le fit effectivement embastiller]. Les termes qui vous regardent sont bien peu mesurés ; et il est désagréable que monsieur votre fils soit à portée de les voir. Il me paraît bien indécent de révéler ainsi des secrets de famille du vivant des intéressés.[le 15 mai, V* a fait interrompre l'impression du Siècle de Louis XIV par les Cramer : « … il faut … relever, la preuve en main, dans des notes au bas des pages du Siècle …, sans aucune affectation et par le seul intérêt de la vérité » les « mensonges très aisés à confondre » qu'on trouve à presque toutes les pages de ces prétendus Mémoires]


Mais après tout qu'importe qu'on attaque la conduite de M. le duc de Fronsac en 1715, pourvu qu'on rende justice à M. le maréchal de Richelieu et 1756 [Richelieu porta le titre de duc de Fronsac, jusqu'à la mort de son père en 1715]?


Prenez vite Mahon . Triomphez des Anglais et des mauvais discours. Je lève les mains au ciel sur mes montagnes [allusion biblique]; et je chanterai des Te Deum en terre hérétique.


V.


Mme Denis et moi sommes les deux Suisses qui aiment le plus votre gloire et votre personne. »

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