Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

15/06/2010

vous avez négligé l'esprit de la morale pour l'esprit de conquête




« A Frédéric II


[vers le 15 juin 1743]


Grand roi, j'aime fort les héros,

Lorsque leur esprit s'abandonne

Aux doux passe-temps, aux bons mots

Car alors ils sont en repos,

Et ils ne font de tort à personne.

J'aime César, ce bel esprit,

César dont la main fortunée

A tous les lauriers destinée,

Agrandit Rome, et lui prescrit

Un autre ciel, une autre année.

J'aime César entre les bras

De la maitresse qui lui cède ;

Je ris et ne me fâche pas

De le voir , jeune et plein d'appas,

Dessus et dessous Nicomède.

Je l'admire plus que Caton,

Car il est tendre et magnanime,

Éloquent comme Cicéron,

Et tantôt gai, tantôt sublime

Comme un roi dont je tais le nom.

Mais je perds un peu de l'estime

Quand il passe le Rubicon,

Et je pleure quand ce grand homme,

Bon poète et bon orateur,

Ayant tant combattu pour Rome,

Combat Rome pour son malheur.



Vous êtes plus heureux, Sire, après votre prise de la Silésie, que votre devancier après Pharsale. Vous écrivez comme lui des commentaires ; vous aimez comme lui la société ; vous en faites le charme ; vous m'envoyez des vers bien jolis [Frederic se moquait de V* dans une lettre du 21 mai car il avait fait une lettre à la platitude servile à Boyer pour entrer à l'Académie ; il lui envoyait aussi une préface de son Histoire de mon temps ] et une préface digne de vous, qui annonce un ouvrage digne de la préface. Je n'y puis tenir ; le côté de votre aimant m'attire trop fort, tandis que le côté de l'aimant de la France me repousse. S'il y avait dans la Cochinchine un roi qui pensât, qui écrivit et qui parlât comme vous, il faudrait s'embarquer et aller à ses pieds. Tous les gens qui ont une étincelle de goût et de raison doivent devenir des reines de Saba.



Je vous avouerai cependant , grand roi, avec ma franchise impertinente, que je trouve que vous vous sacrifiez un peu trop dans cette belle préface de vos Mémoires. Pardon, ou plutôt point de pardon ; vous laissez trop entrevoir que vous avez négligé l'esprit de la morale pour l'esprit de conquête.[dans ses Mémoires, V* écrira qu'il « eut soin de transcrire » l'aveu du roi et entre autres : « L'ambition, l'intérêt, le désir de faire parler de moi l'emportèrent ; et la guerre fut résolue » ; et il regrettera de lui avoir « fait retrancher ce passage »] Qu'avez-vous donc à vous reprocher ? N'aviez-vous pas des droits très réels sur la Silésie, du moins sur la plus grande partie ; et le déni de justice ne vous autorisait-il pas assez ? Je n'en dirai pas davantage ; mais sur tous les articles je trouve Votre Majesté trop bonne, et elle est bien justifiée de jour en jour. Votre Majesté est avec moi une coquette bien séduisante ; elle me donne assez de faveurs pour me faire mourir d'envie d'avoir les dernières. Quel temps plus convenable pourrais-je prendre pour aller passer quelques jours auprès de mon héros ? Il a serré tous ses tonnerres, et il badine avec sa lyre ; ici on ne badine point, et s'il tonne, c'est sur nous. Ce vilain Mirepoix est aussi dur , aussi fanatique, aussi impérieux, que le cardinal de Fleury était doux, accommodant et poli. Oh ! qu'il fera regretter ce bon homme ! et que le précepteur de notre dauphin est loin du précepteur de notre roi ! Le choix que Sa Majesté a fait de lui est le seul qui ait affligé notre nation; tous nos autres ministres sont aimés ; le roi l'est. Il s'applique, il travaille, il est juste, et il aime de tout son cœur la plus aimable femme du monde [future duchesse de Châteauroux]. Il n'y a que Mirepoix qui obscurcisse la sérénité du ciel à Versailles et à Paris ; il répand un nuage bien sombre sur les belles-lettres ; on est au désespoir de voir Boyer à la place des Fénelon et des Bossuet : il est né persécuteur. Je ne sais par quelle fatalité tout moine qui a fait fortune à la cour a toujours été aussi cruel qu'ambitieux. Le premier bénéfice qu'il a eu après la mort du cardinal vaut près de quatre-vint mille livres de rente ; le premier appartement qu'il a eu à Paris est celui de la reine, et tout le monde s'attend à voir au premier jour sa tête, que Votre Majesté appelle si bien une tête d'âne,[Boyer signait assez peu lisiblement « l'anc. évêq. de Mirepoix » et V* et Frédéric firent semblant de lire « l ' âne » au lieu de « l'anc. » et Boyer devint « l'âne de Mirepoix »] ornée d'une calotte rouge apportée de Rome.[il ne fut pas cardinal]



Il est vrai que ce n'est pas lui qui a fait Marie à la coque [c'est l'archevêque de Sens qui a écrit la Vie de la vénérable mère Marguerite-Marie Alacoque]; mais, Sire, il n'est pas vrai non plus que j'aie écrit à l'auteur de Marie à la coque la lettre qu'on s'est plu à faire courir sous mon nom ; je n'en ai écrit qu'une à l'évêque de Mirepoix, dans laquelle je me suis plaint à lui très vivement et très inutilement des calomnies de ses délateurs et de ses espions. Je ne fléchis point le genou devant Baal [dans cette lettre, V* se disait vrai catholique et reniait la plupart des Lettres philosophiques ! ]; et autant que je respecte mon roi, autant je méprise ceux qui, à l'ombre de son autorité, abusent de leur place, et qui ne sont grands que pour faire du mal.



Vous seul, Sire, me consolez de tout ce que je vois, et quand je suis prêt à pleurer sur la décadence des arts, je me dis : il y a dans l'Europe un monarque qui les aime, qui les cultive, et qui est la gloire de son siècle ; je me dis enfin : je le verrai bientôt, ce monarque charmant, ce roi homme, ce Chaulieu couronné, ce Tacite, ce Xénophon ; oui, je veux partir ; Mme du Châtelet ne pourra m'en empêcher ; je quitterai Minerve pour Apollon. Vous êtes, Sire, ma plus grande passion, et il faut bien se contenter dans la vie.



Rien de plus inutile que mon très profond respect, etc. »

Les commentaires sont fermés.