19/07/2010
Le sang pétille dans mes vieilles veines en vous parlant de lui
Il ne s'agit pas ici de mes propres veines qui n'ont qu'une vieillesse future !
Quand à l'age de mes artères, je reste discret sur cette part de mon histoire anatomique .
Mon souhait est de garder un esprit ouvert et pétillant comme celui de Volti.
« A Charles-Augustin Ferriol, comte d'Argental
19è juillet 1776
Mon cher ange, j'apprends que Mme de Saint Julien arrive dans mon désert avec Lekain [cf. lettre du 24 juin]. Si la chose est vraie, j'en suis tout étonné et tout joyeux. Mais il faut que je vous dise combien je suis fâché pour l'honneur du tripot contre un nommé Tourneur [Pierre-Prime-Félicien Le Tourneur], qu'on dit secrétaire de la Librairie [le 6 cotobre, Condorcet lui apprendra que Le Tourneur n'est plus secrétaire de la Librairie et eszt devenu le bibliothécaire du comte de Provence], et qui ne me paraît pas le secrétaire du bon goût. Auriez-vous lu deux volumes de ce misérable [Shakespeare traduit de l'anglais, 1776-1782], dans lesquels il veut nous faire regarder Shakespear comme le seul modèle de la véritable tragédie ? Il l'appelle : le dieu du théâtre . Il sacrifie tous les Français, sans exception à son idole, comme on sacrifiait autrefois des cochons à Cérès. Il ne daigne pas même nommer Corneille et Racine ; ces deux grands hommes sont seulement enveloppés dans la proscription générale, sans que leurs noms soient prononcés. Il y a déjà deux tomes imprimés de ce Shakespear, qu'on prendrait pour des pièces de la Foire faites il y a deux cents ans.
Ce maraud a trouvé le secret de faire engager le roi, la reine, et toute la famille royale à souscrire à son ouvrage.
Avez-vous lu son abominable grimoire dont il aura encore cinq volumes [il y en aura vingt]? Avez-vous une haine assez vigoureuse contre cet impudent imbécile ? Souffrirez-vous l'affront qu'il fait à la France ? Vous, et M. de Thibouville , vous êtes trop doux . Il n'y a point en France assez de camouflets , assez de bonnets d'âne, assez de piloris pour un pareil faquin. Le sang pétille dans mes vieilles veines en vous parlant de lui . S'il ne vous a pas mis en colère, je vous tiens pour un homme impassible. Ce qu'il y a d'affreux, c'est que le monstre a un parti en France ; et pour comble de calamité et d'horreur, c'est moi qui autrefois parlai le premier de ce Shakespear [dans la 18ème Lettre philosophique], c'est moi qui le premier montrai aux Français quelques perles que j'avais trouvées dans son énorme fumier. Je ne m'attendais pas que je servirais un jour à fouler aux pieds les couronnes de Racine et de Corneille pour orner le front d'un histrion barbare.
Tâchez, je vous en prie, d'être aussi en colère que moi,sans quoi je me sens capable de faire un mauvais coup.
Je reviens à Lekain. On dit qu'il jouera six pièces pour les Genevois ou pour moi. J'aimerais mieux qu'il eût joué Olympie à Paris [D'Argental répondra le 24 juillet qu'il « n'a pas tenu à Lekain qu'on remit Olympie », qu'il « l'avait demandé » et qu'on en était convenu »] ; mais il n'aime point à figurer dans un rôle lorsqu'il n'écrase pas tous les autres.
Je ne sais si M. de Richelieu fait paraître le précis de son procès qui sera son dernier mot [Contre Mme de Saint Vincent qui a fait des faux billets au nom de Richelieu, et réclame le remboursement d'une énorme somme ; elle a été libérée par la cour des pairs qui a ordonné un nouvel examen du dossier; cf. lettres du 5 avril à d'Argental, 5 septembre et 24 novembre 1774]. Il m'avait promis de me l'envoyer. Je ne lui ai point assez dit combien il est important pour lui de ne point ennuyer son monde. Il avait choisi un avocat qu'il croyait fort grave, et qui n'était que pesant. Il y a beaucoup de ces messieurs qui font de grands factums, mais il n'y en a point qui sache écrire.
Quand à mon ami M. le cocher Gilbert, je souhaite qu'il aille au carcan à bride abattue [il est alors accusé de vol et de faux, lui qui avait témoigné contre Morangiès].
Si vous voulez, mon cher ange, me guérir de ma mauvaise humeur, daignez m'écrire un petit mot. »
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