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21/08/2010

je sens bien que le reste de mes jours sera empoisonné malgré la liberté, malgré la douceur d'une vie tranquille, malgré les excessives bontés d'un roi

 

http://www.deezer.com/listen-4692637

 

Volti est encore marqué par le deuil, et presque à reculons, (ce qui est très imprudent quand on connait Frédéric ;-( !), a pris le parti de rejoindre le roi de Prusse . « Pour se changer les idées » avais-je l'habitude de dire au temps de ma fréquentation du château à Ferney . Il a de la peine et se rassure comme il peut . Le meilleur et le pire vont se cotoyer, et intelligemment et sentimentalement, il le pressent, mais c'est une autre histoire ...

 

 

 

 

« A Charles-Augustin Ferriol, comte d'Argental

et à

Jeanne-Grâce Bosc du Bouchet, comtesse d'Argental

 

A Charlottenbourg 21 août [1750]

 

Mes chers anges, si je vous disais que nous avons eu ici un feu d'artifice dans le goût de celui du Pont-Neuf, que nous allons aujourd'hui à Berlin voir Phaéton [i] dont les décorations seront de glaces, que tous les jours sont des fêtes, que d'Arnaud a fait jouer son Mauvais riche [ii] et qu'il a été jugé ici pour le fond et pour les détails tout comme à Paris [iii], vous ne vous en soucierez peut-être que très médiocrement . J'ai d'ailleurs le cœur plus rempli et plus déchiré de ma résolution [iv] que je ne suis ébloui de nos fêtes, et je sens bien que le reste de mes jours sera empoisonné malgré la liberté, malgré la douceur d'une vie tranquille, malgré les excessives bontés d'un roi qui me parait ressembler en tout à Marc-Aurèle, à cela près que Marc-Aurèle ne faisait point de vers, et que celui-ci en fait d'excellents quand il se donne la peine de les corriger. Il a plus d'imagination que moi, mais j'ai plus de routine que lui. Je profite de la confiance qu'il a en moi pour lui dire la vérité plus hardiment que je ne la dirais à Marmontel ou à d'Arnaud, ou à ma nièce. Il ne m'envoie point aux carrières [v] pour avoir critiqué ses vers, il me remercie, il les corrige , et toujours en mieux. Il en a fait d'admirables. Sa prose vaut ses vers pour le moins, mais dans tout cela il allait trop vite. Il y avait de bons courtisans qui lui disaient que tout était parfait, mais ce qui est parfait, c'est qu'il me croit plus que que ses flatteurs, c'est qu'il aime, c'est qu'il sent la vérité. Il faut qu'il soit parfait en tout. Il ne faut pas dire : Caesar est supra grammaticam. César écrivait comme il combattait. Il joue de la flûte comme Blavet [vi], pourquoi n'écrirait-il pas comme nos meilleurs auteurs ? Cette occupation vaut bien le jeu et la chasse. Son Histoire de Brandebourg sera un chef-d'œuvre quand il l'aura revue avec soin , mais un roi a-t-il le temps de prendre ce soin ? un roi qui gouverne seul une vaste monarchie ? Oui, voilà ce qui me confond, je ne sors point de surprise. Sachez encore que c'est le meilleur de tous les hommes ou bien je suis le plus sot. La philosophie a encore perfectionné son caractère. Il s'est corrigé, comme il corrige ses ouvrages.

 

Voilà précisément, mes anges, pourquoi j'ai le cœur déchiré, voilà pourquoi je ne vous reverrai qu'au mois de mars. Comptez qu'ensuite quand je reviendrai en France je n'y reviendrai que pour vous seuls, pour vous mes anges qui faites toute ma patrie. Je vous demande en grâce d'encourager Mme Denis à venir avec moi s'établir au mois de mars à Berlin dans une bonne maison où elle vivra dans la plus grande opulence . Le roi de Prusse lui assure à Paris une pension après ma mort. Il m'a promis que les reines (qui ne savent encore rien de nos petits desseins) l'honoreront des distinctions et des bontés les plus flatteuses. Elle fera ma consolation dans ma vieillesse. Disposez-la à cette bonne œuvre . Il n'y a plus à reculer. Le roi de Prusse m'a fait demander au roi [vii] et je ne suis pas un objet assez important pour qu'on veuille me garder en France. Je servirai le roi dans la personne du roi de Prusse son allié et son ami [viii]. Ce sera une chose honorable pour notre patrie qu'on soit obligé de nous appeler quand on veut faire fleurir les arts . Enfin je ne crois pas qu'on refuse le roi de Prusse [ix], et si par un hasard que je ne prévois pas, on le refusait, vous sentez bien que la première démarche étant faite, il la faudrait soutenir, et obtenir par des sollicitations pressantes ce qu'on n'aurait pas accordé d'abord à ses prières, et que je ne peux plus vivre en France après avoir voulu la quitter [x]. Il y a un mois que je suis à la torture, j'en ai été malade. Un tel parti coûte sans doute. Vous êtes bien sûrs que c'est vous qui déchirez mon âme, mais encore une fois quand je vous parlerai, vous m'approuverez. Ne me condamnez point avant de m'entendre, conservez-moi des bontés qui me sont aussi précieuses pour le moins que celles du roi de Prusse. J'ai les yeux mouillés de larme en vous écrivant. Adieu.

 

V.

 

Mille respects à tous les neuillistes [xi]. »

 

 

Autre saluts/respects de/à Neuilly au XXIème siècle : http://www.dailymotion.com/video/x4lkio_les-inconnus-aute...

 

iNouvelle version de Villati, après celle de Quinault.

 

iii Pièce représentée en privé à Paris en février 1750.

 

iv Résolution de s'installer en Prusse, dont il a déjà parlé à mots couverts.

 

v Comme Denys le tyran y envoyait Philoxène.

 

viiLe 8 août Frédéric a écrit à son représentant à Paris le baron Le Chambrier pour lui demander de faire le nécessaire.

 

viii Le 7 août, V* présente ainsi la chose au marquis (de Puisieulx ou d'Argental ?) et le 25 au comte de Saint-Florentin en lui demandant de garder son titre de gentilhomme ordinaire de la chambre. Il gardera le titre mais perdra sa charge d'historiographe.

 

ix De Puisieulx écrira le 22 à Richard Talbot : « Le roi de Prusse a fait demander Voltaire au roi. Sa Majesté le lui a accordé. Elle a pensé que cette complaisance serait agréable à ce prince, et que, si d'un côté elle laissait aller un académicien que quelques-uns de ses ouvrages rendent célèbre, elle n'avait d'ailleurs rien à regretter dans ce sacrifice . Je doute fort qu'à la longue le roi de Prusse s'accommode du caractère de M. de Voltaire. »

 

x Après avoir rapporté l'information donnée par Richelieu (celle de Puisieulx), il lui demande le 31 : « Comment serai-je donc traité si je reviens ? »

 

xi D'Argental réside à Neuilly ; cf. lettre du 28 août.

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