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20/08/2010

on s'imagine en vain que les sages qui sont dans le ministère seront assez hardis et assez puissants pour s'exposer au fanatisme




 

« A Marie-Jean-Antoine-Nicolas de Caritat, marquis de Condorcet


A Ferney ce 20 août 1775


Papillon philosophe [i], et beaucoup plus philosophe que papillon, honore depuis quelques semaines ma solitude de sa présence, et console ma vieillesse. Elle est votre parente et je la crois votre disciple. Mais ni vous , ni elle, ni les autres illustres appuis de la raison sans cesse persécutée, ni vos amis, ni vos espérances, rien enfin , ne me rassure contre les menées sourdes des scélérats dont vous me parlez [ii].


Je remercie Dieu de nous avoir envoyé monsieur le marquis de Condorcet, mais je crains le diable, qui circuit quaerens quem devoret [iii].


Des gens très instruits me font craindre qu'un maître qui est très attaché aux anciens usages, et qui vient d'en donner les marques publiques [iv], ne regarde comme un de ses devoirs, de protéger ceux qui sont par état ses ennemis depuis plus de mille ans, contre ceux qui seraient par amour et par raison ses serviteurs les plus fidèles. Je sais même qu'on a donné depuis peu des ordres très sévères contre l'introduction des remèdes apportés des pays étrangers, qui pourraient guérir les anciennes maladies . Je sais à n'en pouvoir douter que les ordres sont donnés à Lyon pour saisir un convoi immense d'Encyclopédie, et de beaucoup d'autres ouvrages.


Cette extrême sévérité ne s'accorde pas avec l'esprit de tolérance dont quelques personnes se flattent. On s'imagine en vain que les sages qui sont dans le ministère [v] seront assez hardis et assez puissants pour s'exposer au fanatisme. Ils ne pourront, ni n'oseront combattre ; ils se borneront à plaindre les philosophes qui leur sont attachés, mais ils ne voudront jamais se perdre avec eux. La raison sera toujours le partage du petit nombre et ce petit nombre sera toujours écrasé par le grand qui est payé pour tenir dans leurs fers, pour s'engraisser de notre substance, et pour boire notre sang. Le Cri de ce sang innocent [vi] qui fume encore n'a pu se faire entendre à Paris.


Le jeune homme [vii] n'a d'autre ressource que d'aller jouir dans une terre étrangère de la fortune et de la faveur que lui offre un maître éclairé [viii], et devenu enfin véritablement philosophe, puisqu'il songe à faire du bien, et à venger la raison si indignement outragée. Je devrais fuir avec lui et l'accompagner, mais je suis enchainé par des entreprises immenses.


Ma colonie exige mes soins continuels. Je bâtis un ville assez jolie [ix], et ce qui vous étonnera, c'est que Papillon philosophe daigne y avoir une maison [x]. Mon âge, et des entreprises que j'ose dire très utiles, ma retraite, l'amitié des personnes les plus respectables du royaume sembleraient me mettre à l'abri. Cependant, il est très vrai que je suis exposé plus que personne à la plus infâme persécution. Les jésuites poursuivent Arnaud jusqu'à son dernier moment, et il fallait leur cacher son tombeau. Il y a aujourd'hui des monstres plus dangereux que n'étaient autrefois les jésuites.


Je ne vous écris que la centième partie des choses que je voudrais vous dire. J'aurais bien voulu que Papillon philosophe eût pu vous amener avec elle.


Je vous embrasse, je vous aime, je vous respecte, et je gémis avec vous.


V. »


i Mme de Saint-Julien.

ii Cf. lettre du 12 août de Condorcet qui dit que Jean-Georges Lefranc de Pompignan avait fait dans l'Assemblée « un beau discours contre la philosophie » disant : « ... le sanctuaire des lettres [l'Académie] est devenu le repaire de l'incrédulité et de l'irréligion ... Que serait-ce si ... la protection accordée à l'impiété venait à entrer dans les vues du gouvernement ? »  ; qu'il avait tiré de sa poche un projet de lettre au roi, où il réclamait « contre les écrivains qui ... donnaient des leçons de blasphèmes » des peines plus sévères encore que contre les blasphémateurs [qui avaient la langue coupée] , que les évêques ayant refusé de signer, il avait dit : « L'incrédulité a pénétré jusque dans l'Assemblée. Je ne vois plus pour la religion d'appuis fidèles que m. l'archevêque, mon frère, et Fréron. »

Condorcet ajoutait : « Car Fréron a l'intendance des petits dogues qu'on élève contre la philosophie, il les dresse à aboyer et il les enivre... »

iii ... qui tourne en rond, cherchant quelqu'un à dévorer.

iv Allusion aux cérémonies du sacre de Louis XVI; cf. lettre du 7 juillet 1775 à Frédéric. La veille sa Diatribe à l'auteur des Éphémérides a été condamnée par la Conseil à la demande de l'Assemblée du clergé, et de plus le roi a rappelé l'ancien parlement, etc.

v V* pense à Turgot, Malesherbes, Miromesnil, Trudaine et peut-être à Maurepas .

vi Allusion à la brochure concernant l'affaire de La Barre – Etallonde, ainsi titrée.

vii D'Etallonde.

viii Frédéric II

ix A Marin, le 11 août : « ... il y a des philosophes ... Nous étions il y a quelques jours douze habitants de Ferney à table , chacun a sa maison et son jardin... Nous avons plusieurs bibliothèques ... Nous avons une colonie d'horlogers qui font un commerce d'environ cinq cents mille francs par an ... On bâtit actuellement une douzaine de maisons nouvelles ... »

xLa maison de Mme de Saint-Julien s'écroulera avant son achèvement.

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