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18/04/2011

Il est beau à Votre Majesté d'avoir fait le panégyrique d'un cordonnier dans un temps où depuis l'Elbe jusqu'au Rhin les peuples vont nu-pieds

 Point de lettre en date du 18 avril, inédite, à  mettre sous le museau du mulot . Tant pis, celle-ci, du 22 mars me convient .

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1634-Le-cordonnier.jpg

 

 

« A Frédéric II, roi de Prusse

 

Au château de Tournay par Genève,

ce 22 mars 1759

 

 

Je vous le dirai jusqu'à la mort, content ou mécontent de Votre Majesté, vous êtes le plus rare homme que la nature ait jamais formé . Vous pleurez d'un œil et vous riez de l'autre ; vous donnez des batailles, vous faites des élégies ; vous enseignez les peuples et les rois ; vous faites en noble satirique le procès de la satire, et enfin en faisant marcher cent soixante mille hommes vous donnez l'immortalité à Jacques Mathieu Reinhart, maitre cordonnier i. On croirait d'abord sur le titre de cette oraison funèbre que votre ouvrage ne va pas à la cheville du pied ; mais quand on le lit avec un peu de réflexion, on voit bien que vous jouez plus d'un trône et plus d'un autel par dessous la jambe . Je voudrais avoir été un des garçons de Mathieu Reinhart ; mais comme à vos yeux tous les hommes sont égaux, j'aime autant faire des vers que des souliers . Il est beau à Votre Majesté d'avoir fait le panégyrique d'un cordonnier dans un temps où depuis l'Elbe jusqu'au Rhin les peuples vont nu-pieds . C'est bien dommage que maître Reinhart n'ait pas fait des bottes, ou que vous ayez oublié ce grand article dans son oraison funèbre . Un héros toujours en bottes comme vous aurait bien dû faire un chapitre des bottes , comme Montaigne ii; rien n’eût été plus à sa place .

 

Quelques talons rouges de Versailles se plaignent que vous n'ayez pas fait mention d'eux dans le panégyrique de cet immortel cordonnier ; ils disent qu'ayant vu leurs talons, vous deviez bien en parler un peu .

 

Je suis très édifié de la piété de Mathieu Reinhart qui ne voulait lire que l'Apocalypse et les prophètes . Certainement , il aurait chaussé gratis les auteurs de ces beaux livres ; car il est à croire que ces messieurs n'avaient pas de chausses . Le discours sur les satiriques iii est très beau et très juste ; mais permettez-moi de dire à Votre Majesté que ce ne sont pas toujours des gredins obscurs qui combattent avec la plume ; vous n'ignorez pas que c'est un des chefs du bureau des affaires étrangères qui a fait les Lettres d'un Hollandais iv. Votre Majesté connait les auteurs des invectives imprimées en Allemagne ; elle a vu ce qu'avait écrit milord Tyrconnel v.

 

C'est l'évêque du Puy vi qui avec un abbé de condition nommé Caveirac vient donner l'apologie de la révocation de l’Édit de Nantes vii, livre dans lequel on parle de votre personne avec autant d'indécence, de fausseté et de malignité que de vos Mémoires de Brandenbourg viii. Vous forcerez vos ennemis à la paix par vos victoires et au silence par votre philosophie . La postérité ne juge point sur les factums des parties ; elle juge, comme Votre Majesté le dit très bien, sur les faits avérés par l'histoire de mon siècle ; ce sera un grand honneur pour moi, et une grande preuve de vérité, si dans ce que j'oserai avancer, je me rencontre avec ce que Votre Majesté daignera certifier . La voix dans le désert annonçait qui vous savez ; et quoiqu'on ne soit pas digne de chausser certaines gens, cependant on est précurseur .

 

Je ne peux écrire de ma main, parce qu'il fait un vent de bise qui me tue, et que d'ailleurs je ne veux pas que les housards connaissent mon écriture . Si vous aviez connu mon cœur, j'aurais vécu auprès de vous sans m’embarrasser des housards.

A vos pieds avec un profond respect .

 

V. »

 

i Panégyrique du sieur Jacques Mathieu Reinhart, maitre cordonnier, prononcé le 13è mois de l'an 2899 dans la ville de L’Imagination, par Pierre Mortier, diacre de la cathédrale, avec permission de monseigneur l'archevêque de Bonsens , 1759, de Frédéric. Page 93 : http://books.google.fr/books?id=baNBAAAAYAAJ&pg=RA3-P...

ii Le chapitre de Montaigne est « Des Boiteux » ; page 1 : http://books.google.fr/books?id=jzpGAAAAcAAJ&pg=PA1&a...

iii Discours sur les satiriques, 1759, de Frédéric . Page 691 : http://books.google.fr/books?id=Kdlm5NC_eTgC&pg=PA698...

iv Jacob-Nicolas Moreau, avocat, ne semble pas avoir rempli ses fonctions aux Affaires étrangères ; voir lettre du 19 février 1759 : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2011/02/20/s...

; le 24 février, d’Alembert avait écrit que Moreau était « pensionné de la cour pour ses Lettres hollandaises » ; page 221 : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k80034x/f5.image.r=....

v V* évoque-t-il le fait qu'il attribue à Tyrconnel, envoyé de France en Prusse, ce pamphlet Idée de la personne, de la manière de vivre et de la cour du roi de Prusse, 1753 . En septembre 1753, V* attribuait ceci à La Beaumelle alors qu'on l'attribuait à V*. Page 362 : http://books.google.fr/books?id=BfRq68poYGoC&pg=PA362...

vi Jean-Jacques Lefranc de Pompignan, dont d'Alembert avait écrit le 24 février que Caveirac était « protecteur et protégé ».

vii Voir lettre à d'Alembert du 19 février 1759 .

viii L'authenticité et la véracité de ces Mémoires étaient contestés.

 

 

 

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