27/07/2013
M. de Richelieu a trouvé mauvais apparemment que je ne lui aie pas sacrifié une cuisse de nièce
... N'insistez pas ma chère nièce, et cessez de me regarder ainsi . En aucun cas je ne vous embrasserai pour rompre le mauvais sort !
A M. le comte d'ARGENTAL.
Aux Délices, [vers le 30 mars 1758].
Mon cher et respectable ami, je ne devrais être étonné de rien à mon âge. Je le suis pourtant de ce testament. Je sais, à n'en pouvoir douter, que le testateur 1 était l'homme du sacré collège qui avait le plus d'argent comptant. Il y a sept ou huit ans que l'homme de confiance dont vous me parlez 2 lui sauva cinq cent mille livres qui étaient en dépôt chez un homme d'affaires dont le nom ne me revient pas; c'est celui qui se coupa la gorge pour faire banqueroute, ou qui fit croire qu'il se l'était coupée. On eut le temps de retirer les cinq cent mille livres avant cette belle aventure.
Certainement, si Mme de Grolée 3 ne se retire pas à Grenoble, si elle reste à Lyon, l'homme de confiance sera l'homme le plus propre à vous servir; et vous croyez bien, mon cher ange, que je
ne manquerai pas à l'encourager, quoiqu'un homme qui vous a vu et qui vous connaît n'ait assurément nul besoin d'aiguillon pour s'intéresser à vous.
Je suis charmé que M. le maréchal de Richelieu ait exigé du cardinal, votre oncle, l'action honnête qu'il fit quand il vous assura une partie de sa pension; mais s'il faut toujours envoyer de nouvelles armées se fondre en Allemagne, il est à craindre qu'à la fin les pensions ne soient mal payées. Heureux ceux dont la fortune est indépendante . Je ne reviens point de votre singulière aventure de cette maison dans une île que les Anglais ont brûlée 4. Il faut au moins que, par un dédommagement très-légitime, la pension vous soit payée exactement.
Je ne sais si M. le maréchal de Richelieu a beaucoup de crédit à la cour; je crois que vous le voyez souvent. Je ne suis pas trop content de lui. Je vous ai déjà dit qu'il s'était figuré que je devais
courir à Strasbourg pour le voir à son passage, lorsqu'il alla commander cette malheureuse armée. Mme Denis était alors très-malade elle avait la fièvre. Vous vous souvenez que le roi de Prusse lui avait fait enfler une cuisse 5 il y a cinq ans; cette cuisse renflait encore; les maux que les rois causent n'ont point de fin. M. de Richelieu a trouvé mauvais apparemment que je ne lui aie pas sacrifié une cuisse de nièce. Il ne m'a point écrit, et le bon de l'affaire est que le roi de Prusse m'écrit souvent. Cependant je veux toujours plus compter sur M. de Richelieu que sur un roi. Il est vrai que, dans mon agréable retraite, ni les monarques ni les généraux d'armée ne troublent guère mon repos.
Quant à l'Encyclopédie, mon cher ange, voici ce que je vous supplie de faire entendre à Diderot s'il est assez heureux pour vous voir .
Quand d'Alembert m'a envoyé des articles à faire j'ai toujours cru et j'ai dû croire que Diderot et compagnie étaient de concert avec lui . S'ils veulent que je donne ces articles destinés au huitième volume la chose vaut bien peu, si elle ne vaut la peine que Diderot m'en prie .
Mais en ce cas il faudra toujours me les renvoyer par Bouret ou quelqu'autre contresigneur 6 afin que je les corrige . Et supposé que Diderot et compagnie me chargent de ces articles , je dois supposer encore 7 que d'autres ne travailleront pas 8.
Je suis toujours affligé que Diderot, d'Alembert, et autres, ne soient pas réunis, n'aient pas donné des lois, n'aient pas été libres, et je suis toujours indigné que l'Encyclopédie soit avilie et défigurée par mille articles ridicules, par mille déclamations d'écolier qui ne mériteraient pas de trouver place dans le Mercure. Voilà mes sentiments, et, parbleu, j'ai raison.
Mille tendres respects à tous les anges. Je vous embrasse tant que je peux.
Le Suisse V. »
3 Françoise de Guérin de Tencin épouse de Jacques-Laurent du Gros, comte de Grolée, sœur du cardinal de Tencin et tante de d'Argental.
4 Les iles de Ré et d'Aix, qui appartenaient alors à M. d'Argental, avaient été ravagées par les Anglais. Le roi en a fait depuis l'acquisition. (Kehl.)
5 Voir la lettre du 22 mars 1758 à Mme de Graffigny : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2013/07/19/si-tous-ceux-a-qui-il-fait-peur-avaient-la-cuisse-enflee-il.html
8 Les trois paragraphes depuis Quant à l'Encyclopédie … supprimés sur la copie Beaumarchais manquent dans l’édition de Kehl et suivantes .
00:33 | Lien permanent | Commentaires (0)
Les commentaires sont fermés.