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09/10/2014

je suis à peu près réduit à l'état d'Abélard, mais malheureusement pour moi je ne peux pas goûter la consolation de vous dire, c'est avec vous que j'ai perdu le peu que je regrette

... Ah ! qu'en termes galants ces choses là sont dites !

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 Comment savoir si c'est de l'Abélard ou du cochon ?

Subtil distingo , "à peu près" . Il y encore loin , j'espère avant de revêtir la robe de bure cachant les burettes .

Pour tout vous dire (en fait, non, je ne vous dirai jamais tout ) , j'ai hésité à mettre en titre "Jérusalem est une belle fille que le Seigneur a aimée dès qu'elle a eu du poil et des tétons ", car de nos jours Jérusalem a la grosse tête et pète de tous côtés, n'en déplaise aux Israeliens , autoproclamés maquereaux d'icelle .

 

 

 

« A Marie de Vichy de Chamrond, marquise du Deffand

17 septembre [1759]

Il est vrai, madame, que vous êtes dans un couvent 1 comme Héloïse, et que vous avez eu comme elle un oncle chanoine ; il est vrai encore que je suis à peu près réduit à l'état d'Abélard, mais malheureusement pour moi je ne peux pas goûter la consolation de vous dire, c'est avec vous que j'ai perdu le peu que je regrette . Je peux seulement vous assurer que je vous ai toujours trouvée très supérieure à Héloïse, quoique vous ne soyez point aussi théologienne qu'elle . Je vous ai connu une imagination charmante, et une vérité dans l'esprit que j'ai rencontrée bien rarement ailleurs . Si je n'ai point eu l'honneur de vous écrire, c'est que ma retraite m'a fait penser qu'un homme qui avait renoncé à Paris ne devait pas se jouer à ce qu'il a connu dans Paris de plus aimable . J'ai été sensiblement affligé de votre état, et je vous jure qu'il n'a pas peu contribué à me persuader que le meilleur des mondes possibles ne vaut pas grand chose . Je crois avoir renoncé pour le reste de ma vie, à la plus extravagante des villes possibles . Ce n'est pas que j'aie la vanité de me croire plus sage que ses habitants, mais je ne puis regretter aucune des folies des autres, attendu que je suis trop occupé des miennes ; je me suis avisé de devenir un être entièrement libre . J'ai joint à mon petit ermitage des Délices, des terres sur la frontière de France, qui avaient autrefois le beau privilège de ne dépendre de personne . J'ai été assez heureux pour que le roi m'ait rendu tous ces privilèges malgré le Journal de Trévoux et les gazettes ecclésiastiques . J'ai eu l'insolence de faire bâtir un château dans le goût italien . J'ai fait dans un autre une salle de comédie ; j'ai trouvé de bons acteurs, et malgré tout cela je me suis aperçu à la fin que le plus grand plaisir consiste à être journellement et utilement occupé . Je vois que tous les poètes ont eu raison de faire l'éloge de la vie pastorale, que le bonheur attaché aux soins champêtres n’est point une chimère ; et je trouve même plus de plaisir à labourer , à semer, à planter, à recueillir, qu'à faire des tragédies, et à les jouer . Salomon avait bien raison de dire qu'il n'y a de bon que de vivre avec ce qu'on aime, se réjouir dans ses œuvres, et que tout le reste est vanité 2.

Plût à dieu, madame, que vous pussiez vivre comme moi, et que votre société charmante pût augmenter mon bonheur ! Vous voulez que je vous envoie les ouvrages auxquels je m'occupe quand je ne laboure ni ne sème . En vérité, madame, il n'y a pas moyen, tant je suis devenu hardi avec l'âge ; je ne peux plus écrire que ce que je pense, et je pense si librement qu'il n'y a guère d'apparence d'envoyer mes idées par la poste . Il y a pourtant un ouvrage honnête qui est actuellement sur le métier, c'est l'histoire de la création de deux mille lieues de pays par le czar Pierre . Je fais cette histoire sur les archives de Pétersbourg qu’on m'a envoyées ; mais je doute que cela soit aussi amusant que la vie de Charles XII, car Pierre n'était qu'un sage extraordinaire , et Charles un fou extraordinaire qui se battait, comme dom Quichotte, contre des moulins à vent . J'aurai assurément l'honneur de vous envoyer un des premiers exemplaires, mais je serai bien surpris si l'ouvrage est intéressant .

Non, madame, je n'aime des Anglais que leurs livres de philosophie, et quelques-unes de leurs poésies hardies ; et à l'égard du genre dont vous me parlez 3, je vous avouerai que je ne lis que l'Ancien Testament, trois ou quatre chants de Virgile, tout l'Arioste, une partie des Mille et une nuits ; et en fait de prose française, je relis sans cesse les Lettres provinciales . Ce n'est pas que les pièces nouvelles de nos jours, et les Poésies sacrées de M. Lefranc 4 n'aient leur mérite . On m'a parlé aussi d'un livre de son frère l'évêque, intitulé la réconciliation de l'esprit avec la religion,5 ou comme quelques-uns disent, La Réconciliation normande 6, mais on ne peut pas tout lire, et il faut bien se livrer à son goût . Je vous félicite, madame, vous et M. le président Hénault, de vivre souvent ensemble et de vous consoler tous deux des sottises de ce monde par les agréments délicieux de votre commerce : j'espère que vous jouirez longtemps tous deux de cette consolation . Vous avez été gourmands, et quand les gourmands sont devenus sobres, ils vivent cent ans . Si les évènements du temps sont le sujet de vos conversations elles ne doivent point tarir . Il ne laisse pas d'y avoir quelque plaisir à voir tous les jours une sottise nouvelle . C'est encore un avantage que j'ai dans le petit coin du monde que j’habite ; il n'y a point de pays où l'on soit instruit plus tôt de tout ce qui se passe dans l’Europe . Nous savons toujours les aventures d'Allemagne quatre jours avant vous . Le roi de Prusse me faisait l’honneur de m’écrire assez régulièrement avant que les Russes lui eussent donné sur les oreilles . Il n'a pas actuellement le temps d'écrire, je le crois très embarrassé, et à moins d'un prodige, il faudra qu'il soit un exemple des malheurs de l'ambition ; mais s'il succombe, il ne pourra pas au moins reprocher sa perte aux Français .

Adieu, madame, soyez heureuse autant que vous le pourrez . Conservez votre santé, continuez à faire le charme de la société, faites-vous lire les livres qui vous amusent . Vous ne pouvez lire l'Arioste dans sa langue, et, en cela je vous plains beaucoup ; mais croyez-moi faites vous lire la partie historique de l'Ancien Testament d'un bout à l'autre , vous verrez qu'il n'y a point de livre plus amusant 7. Je ne parle pas de l'édification qu'on en retire, je parle de la singularité des mœurs antiques , de la foule des événements, dont le moindre tient du prodige, de la naïveté du style, etc . N'oubliez pas les premiers chapitres d’Ézéchiel que personne ne lit, mais faites-vous surtout traduire le chapitre 16 qu'on n'a pas osé traduire fidèlement et vous verrez que Jérusalem est une belle fille que le Seigneur a aimée dès qu'elle a eu du poil et des tétons, qu’il a couché avec elle, qu'il l'a entretenue magnifiquement, que cependant elle a couché avec mille amants, et que même elle s'est souvent servie quand elle était seule, de …8 je n'ose pas dire quoi . Et au verset 20 du chapitre 23 il est dit qu'Oliban la bien-aimée après avoir tâté de mille amants a donné la préférence à ceux qui ont les talents d'un âne . Enfin cette naïveté que j'aime sur toutes choses, est incomparable . Il n’y a pas une page qui ne fournisse des réflexions pour un jour entier . Mme du Châtelet l'avait commenté d'un bout à l'autre . Si vous êtes assez heureuse pour prendre goût à ce livre, vous ne vous ennuierez jamais, et vous verrez qu'on ne peut rien vous envoyer qui en approche .

Ah madame, que le monde est bête ! et qu'il est doux d'être dehors ! mais il faudrait surtout le fuir avec vous . »

1 Elle avait loué un appartement dans le couvent de Saint-Joseph, rue Saint-Dominique .

2 Ecclésiaste, III, 12,22 , ...

3 Œuvres d’imagination et romans, comme le montre la suite, d'où l'ironie marquée concernant l'Ancien Testament

5 Jean-Georges Le Franc de Pompignan, La Dévotion réconciliée avec l'esprit, 1755 .Voir :http://fr.wikipedia.org/wiki/Jean-Georges_Lefranc_de_Pompignan

et : http://books.google.fr/books?id=_m34xi0X8mAC&printsec...

6 La Réconciliation normande est une comédie de Dufresny, jouée et publiée en 1719 ; elle illustre l'expression qui désigne une fausse réconciliation, prélude à de nouvelles guerres .Voir : http://fr.wikipedia.org/wiki/Charles_Dufresny

et : http://www.theatre-classique.fr/pages/pdf/DUFRESNY_RECONC...

8 V* a commencé puis rayé , de godemich . Why not ? http://fr.wikipedia.org/wiki/Godemichet

 

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