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14/11/2017

la louable coutume des Français, qui sont riches en paroles et généreux en promesses

... Ami Voltaire, les Français sont encore et toujours comme ça au XXIè siècle, et les plus remarquablement attachés à cette misérable coutume sont nos politiciens . Il est des coutumes plus néfastes me direz-vous, mais il en est de plus louables heureusement , et vous le savez bien .

 

 

« A Claude-Philippe Fyot de La Marche

A Ferney , 3 janvier 1763 1

Mon illustre magistrat, mon respectable ami, j’ai le cœur serré de la lecture de votre second mémoire . Que je vous plains ! Que les derniers pas de votre belle carrière sont pénibles ! Mais enfin vous êtes sage . Tâchez de finir cette affaire à quelque prix que ce soit et ménagez-vous des heures heureuses sur la fin de ce jour d'orages qu'on appelle la vie . Je voudrais voir le mémoire de votre adverse partie ; et quand je songe que cette adverse partie est un fils, un premier président qui vous doit ce qu'il a et ce qu'il est, je suis bien affligé .

Je vous promets de venir vous voir l'année prochaine, si je suis en vie . Vous savez que jusqu'ici je n'ai pas eu un moment dont je pusse disposer .

Je me flatte que votre procès contre monsieur votre fils vaut mieux que celui que vous entreprenez pour votre dessinateur . Vous en appelez à M. de Caylus, c'est précisément , à ce qu'on me mande, M. de Caylus qui l'a condamné . Pour moi je ne le condamne point, il m'est très indifférent que des figures soient grandes ou petites, et même qu'elles soient bien ou mal faites . On n'examine point les estampes des tragédies qu'on ne peut lire ; et les souscripteurs n'ont que trop d'estampes et de papier pour leur argent .

Beaucoup même de souscripteurs n'ont rien donné selon la louable coutume des Français, qui sont riches en paroles et généreux en promesses, tandis que les Anglais sont ordinairement l'un et l'autre en effet .

Venons à présent à notre petite affaire . Le billet que vous m'avez fait à Lyon entre les mains de MM. Tronchin et Camp, ne vaut rien en justice réglée et déréglée, parce que c'est une quittance plutôt qu'un billet, et que certainement monsieur votre fils ne le paierait pas, et que mesdames vos filles seraient en droit de le pas payer à Mlle Corneille ou à mes autres hoirs après que notre corps sera rendu aux quatre éléments .

La procuration que vous avez eu la bonté de m'envoyer ne peut suffire parce qu'elle ne spécifie point le temps où je vous ai prêté la somme de vingt mille livres, et qu'elle ne dit pas même que cet argent vous a été prêté .

De plus vous marquez par un petit billet séparé que la date du prêt est omise pour éviter le contrôle . Mais vous savez que les fermiers du domaine exigent toujours les droits de contrôle en province, soit que le contrat soit en règle, soit qu'il paraisse défectueux, et l'acte nul quand il n'a pas été contrôlé .

Observons encore que la date du prêt étant omise, l'intérêt de la somme hypothéquée ne pourrait courir que du jour du contrat ; et que s'il arrivait ce qu'on appelle un malheur ( par courtoisie ) , à vous et à moi, ce qui peut très bien arriver, quinze ou seize mois d’arrérages seraient infailliblement perdus pour Mlle Corneille ou pour mes héritiers, lesquels ne seront pas riches attendu que je n'ai presque que du viager, et ma terre de Ferney qui est plus agréable qu'utile .

Je soumets toutes ces raisons à votre prudence et à votre amitié, et je vous supplie de vouloir bien faire un acte légal à Paris où l'on ne paie point de droits de contrôle . Je vous envoie le modèle de cet acte qui peut être dressé entre vous et le notaire, sans qu'il soit besoin de ma procuration , et si on en voulait absolument une, je l'enverrais sur le champ à la réception de vos ordres .

Il faut que je vous dise tout, pardonnez-moi mon respectable ami . Il me revient de plusieurs endroits que votre terre de La Marche ne suffit pas pour remplir les droits prétendus ou à prétendre de monsieur votre fils et de mesdames vos filles . On affecte de répandre que vous vous êtes fait un peu d'illusion dans vos espérances, et qu'on peut abuser de votre facilité . Je ne peux croire qu’ayant si longtemps et si bien décidé des affaires des autres, vous n'avez pas mis dans les vôtres propres toute la clarté et toute la sûreté qui doivent y être .

Je m'en rapporte mon digne magistrat à votre sagesse, à la connaissance parfaite que vous devez avoir de vos affaires ; à votre intégrité et à votre compassion pour l'héritière de Corneille, qui n'a de fortune que ces vingt mille livres, et l'espérance vague du produit d'une souscription . Pardonnez-moi je vous en conjure la liberté que je prends de vous donner avis des bruits publics ; et n'imputez cette liberté qu'à mon tendre attachement . Je ne peux vous exprimer ma surprise et ma douleur de la conduite de monsieur votre fils envers vous . N'y a-t-il nul accommodement à faire ? Le malheureux billet que vous lui avez donné portant approbation et quittance de toute sa gestion ne vous condamnerait-il pas dans la rigueur de la justice, qui n'examine pas si vous avez été surpris ou non, si vous avez signé ou non votre ruine, si vous avez fait cette reconnaissance à la hâte ou avec mûre délibération ? Quel recours pourrait avoir un homme de votre âge et de votre rang ? Je n’en vois aucun . Legem tibi dixisti 2. Vous mettez en évidence les procédés cruels qu'on a eus avec vous , mais irez-vous plaider contre votre signature ? Encore une fois, il ne m'appartient pas de m'ingérer dans vos affaires, et d'oser vous donner un conseil . Je me borne à des souhaits, au vif intérêt que je prends à tout ce qui vous touche et au tendre et respectueux dévouement que je conserverai pour vous toute ma vie .

Je vous proteste que je ne crois aucun des bruits qu’on sème malignement à Dijon . Mais encor une fois j'ai cru qu'il était du devoir de ma respectueuse et tendre amitié de vous en donner avis . On dit que vous avez mis La Marche en vente et que ces fausses rumeurs ont été répandues exprès pour empêcher l'acquisition . Votre ville de Dijon ne vaut pas grand-chose , à ce que les bonnes gens assurent, mais vous n'en êtes que plus respectable pour moi qui vous adore .

V.

Le diable est dans les parlements d'Aix et de Dijon, mais où n'est-il pas ? »

1 Manuscrit olographe appartenant à feu Armand Godoy, de Lausanne .

2 Tu as dit la loi dans ta propre cause ; c'est-à-dire qu'en donnant sa signature, Fyot a pronnocé contre lui-même dans sa propre cause .

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