23/06/2018
J’ai peut-être mieux rencontré quand j’ai dit que si jamais l’empire des Turcs était détruit ce serait par la Russie
... Qui d'autre l'oserait et y aurait intérêt ?
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« A François-Pierre Pictet
[4 juillet 1763] 1
Mon cher géant, vraiment votre lettre 2 est d’un vrai philosophe ; vous êtes un Anacarsis et d’Alembert n’a pas voulu l’être. Je ne sais pourquoi le philosophe de Paris n’a pas osé aller chez la Minerve de Russie. Il a craint peut être le sort d’Ixion 3.
Pour votre Jean Jaques ci-devant citoyen de Genève, je crois que la tête lui a tourné quand il a prophétisé contre les établissements de Pierre le Grand 4. J’ai peut-être mieux rencontré quand j’ai dit que si jamais l’empire des Turcs était détruit ce serait par la Russie 5, et sans l’aventure du Pruth je tiendrais ma prophétie plus sûre que toutes celles d’Isaïe.
Votre auguste Catherine seconde est assurément Catherine unique ; la première ne fut qu’heureuse. J’ai pris la liberté de lui envoyer quelques exemplaires du second tome de Pierre le Grand par M. de Balk qui partit de Genève il y a deux mois 6. Je me flatte qu’elle y trouvera des vérités. J’ai eu de très bons mémoires, je n’ai songé qu’au vrai. Je sais heureusement combien elle l’aime.
Ce qu’elle a daigné dicter à son géant 7 me paraît d’un esprit bien supérieur. Oh qu’elle a raison quand elle fait sentir cette fastidieuse prolixité d’écrits pour et contre les jésuites, et quand elle parle de ces quatre-vingt pages d’extraits sur des choses qu’on doit dire en dix lignes ! que j’ai de vanité de penser comme elle !
Mais on ne doit jamais rendre public ce qu’on admire à moins d’une permission expresse, sans quoi il faudrait, je pense, imprimer toutes ses lettres. Savez vous bien que madame la princesse sa mère m’honorait de beaucoup de bontés ? et que je pleure sa perte 8? Si je n’avais que soixante ans je viendrais me consoler en contemplant de loin sa divine fille.
Notre cher géant mettez à ses pieds je vous prie ce petit papier pomponné 9. Si vous êtes bigle, vous verrez que je deviens aveugle et sourd.
Elle daigne donc protéger la petite fille de Corneille ? Eh bien n’est il pas vrai que toutes les grandes choses nous viennent du nord ? ai-je tort ?
Madame votre mère 10 vous mandera les nouvelles de Genève. Pour moi je suis 11 pénétré du billet que j’ai lu de votre auguste impératrice que j’en oublie jusqu’à votre grande république. J’ai baisé ce billet. N’allez pas le lui dire au moins ; cela n’est pas respectueux.
J’embrasse mon cher géant sans cérémonie.12 »
1 L'édition de Kehl donne 1762 corrigé en 1763 et après hésitations, septembre pour le mois . La date est ici fournie par quelques faits : 1° la lettre de Pictet à laquelle répond V* est celle du 10 mai 1763 ; 2° les exemplaires du second tome de Pierre le Grand doivent avoir été prêts en avril-mai 1763 ; 3° la date exacte de la présente lettre est alors fournie par une lettre du prince Dmitri Mikhaïlovitch Golitsin à V* du 11 septembre 1763 qui mentionne deux lettres de V* reçues par lui, à Vienne, du 4 juillet 1763 et du 12 août, dont la première contient une « incluse » pour Pierre Pictet .
2 Cette lettre dont on parle ci-dessus, est importante pour comprendre les sentiments de V* à l'égard de Catherine II, et plus généralement sa russophilie contrastant avec les idées de JJ Rousseau . La voici : lettre D11201 page 23 et suivantes sur http://www.archivesfamillepictet.ch/bibliographie/documents/Voltaire_et_Rousseau_2012.pd
3 Ixion, roi des Lapithes, chassé de ses états pour un crime qu'il avait commis, fut accueilli dans l'Olympe par Jupiter . Ixion devint amoureux de Junon et Jupiter, pour tromper sa passion produisit un nuage ressemblant à Junon : de ce commerce naquirent les centaures . Quant à Ixion il fut condamné à tourner éternellement sur une roue .
4 Dans Du contrat social, II, 8 : https://fr.wikisource.org/wiki/Du_contrat_social/%C3%89dition_1762/Livre_II/Chapitre_8
5 Pensées sur le gouvernement , ancienne section III : https://fr.wikisource.org/wiki/Pens%C3%A9es_sur_le_Gouvernement/%C3%89dition_Garnier
6 Ces cinq mots figurent seulement dans la copie Beaumarchais-Kehl .
7 Voici le texte de ces propos transmis également par Picte à V* ; voir page 26 et suivantes : D 11210 : http://www.archivesfamillepictet.ch/bibliographie/documents/Voltaire_et_Rousseau_2012.pdf
8 Elle est morte le 30 mai 1760 .
9 Ce « petit papier » ne nous est pas parvenu directement , mais à la suite de la copie de la présente lettre faite par Pictet, et conservée à la bibliothèque de Dijon, on lit les vers suivants, qui furent publiés dans les Mémoires secrets, I ,292 à la date du 31 octobre 1763 , puis avec quelques variantes dans le Mercure de France de janvier 1764, I, 30 .
Dieux qui m’ôtez mes yeux et mes oreilles,
Rendez les moi ; je pars au même instant.
Heureux qui voit vos augustes merveilles
O Catherine, heureux qui vous entend !
Plaire et régner c’est là votre talent :
Mais le premier me touche davantage.
Par votre esprit vous étonnez le sage ;
Il cesserait de l’être en vous voyant.
10 Suzanne Gallatin, femme d'Isaac Pictet .
11 V* semble avoir oublié si .
12 Cette dernière phrase ne figure que sur la copie Beaumarchais-Kehl.
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