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08/11/2019

Je suis indigné qu’un homme qui avait le sens commun ait passé les cinq dernières heures de sa vie avec un prêtre . Deux minutes suffisaient

... Exactement .

 

« A Marie de Vichy de Chamrond, marquise Du Deffand

21 septembre [1764] 1

Eh bien ! Oui, madame, il serait tout aussi bon, pour le moins, de n’être pas né. L’Évangile 2 ne l’a dit que de Judas, mais l’Ecclésiaste 3 l’a dit de tous les hommes . Et si Salomon a fait l’Ecclésiaste, vous êtes de l’avis du plus sage et du plus voluptueux de tous les rois. Remarquez seulement que Salomon ne parlait ainsi que quand il digérait mal. L’abbé de Chaulieu, qui valait bien Salomon, a dit :

Bonne ou mauvaise santé

Fait notre philosophie.4

Je suis donc volontiers de votre avis quand je souffre, et nous n’aurons plus de querelle sur cet article. Je croirai avec vous qu’il eût beaucoup mieux valu au prince Ivan de n’être pas né, que d’être empereur au berceau pour vivre vingt-quatre ans dans un cachot, et pour y mourir de huit coups de poignard.

Je serais homme à souhaiter de n’être pas né, si on m’accusait d’avoir fait le Dictionnaire philos[ophique] ; car, quoique cet ouvrage me paraisse aussi vrai que hardi, quoiqu’il respire la morale la plus pure, les hommes sont si sots, si méchants, les dévots sont si fanatiques, que je serais sûrement persécuté. Cet ouvrage, que je crois très utile, ne sera jamais de moi . Je n’en ai envoyé à personne ; j’ai même de la peine à en faire venir quelques exemplaires pour moi-même. Dès que j’en aurai, je vous en ferai parvenir . Mais par quelle voie ? je n’en sais rien. Tous les gros paquets sont saisis à la poste. Les ministres n’aiment pas qu’on envoie sous leur nom des choses dont on peut leur faire des reproches . Il faut attendre l’occasion de quelque voyageur 5.

Je suis indigné qu’un homme qui avait le sens commun ait passé les cinq dernières heures de sa vie avec un prêtre . Deux minutes suffisaient. S’il faut payer chez vous ce tribut à l’usage, on doit acquitter cette dette le plus vite qu’il est possible. Je vous prie de dire à M. le président Hénault combien je regrette son ami. Mais si nous avions eu le malheur de perdre M. Hénault, aurait-il fallu écrire à M. d’Argenson ?6 Je n’ai point écrit à son fils, parce que son fils ne m’écrirait pas sur la mort de son père. Savez-vous, madame, qu’il m’en coûte infiniment d’écrire ? Je vois à peine mon papier, et je suis très malade. Je vous écris parce que vous vous croyez très malheureuse, et que vous avez une âme forte à qui je dis quelquefois des vérités fortes, parce que vous m’avez dit quelquefois que mes lettres vous consolaient un moment ; parce que j’aime à vous parler des malheurs de la vie humaine, des préjugés qui l’empoisonnent, et des horreurs ridicules dont on accompagne la mort. Soyons philosophes au moins dans nos derniers jours ; ne les employons pas à nous sacrifier aux vanités du monde, à suivre des fantômes, à nous éviter nous-mêmes, à nous prodiguer au dehors, à nous repaître de vent. Vivez, philosophez avec vos amis ; qu’ils trompent le temps avec vous ; qu’ils égaient avec vous le chagrin secret de la vieillesse ; qu’ils vivent pour eux et pour vous.

Adieu, madame ; je vous aime de loin, et je vous aimerais encore plus de près. »

1 V* répond à une lettre du 10 septembre 1764, déjà citée à propos de la mort d'Argenson : lettre du 31 août 1764 : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2019/10/23/la-premiere-lecon-que-je-crois-qu-il-faut-donner-aux-hommes-c-est-de-leur-i.html

2 Évangile selon Marc , XIV, 21 : https://www.aelf.org/bible/Mc/14

4 On a déjà vu dans la lettre du 12 avril 1756 à Thieriot : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2012/06/21/quoique-j-y-aie-dit-tout-ce-que-je-pense-je-me-flatte-pourta.html

que ces vers sont de Chaulieu, et terminent la pièce intitulée Sur la première attaque de goutte que j'eus en 1695 . En supprimant l'article (La) en tête du vers de Chaulieu, V* passe du vers mêlé à une suite d'heptasyllabes .

5 Mme Du Deffand se serait plainte de n'en pas recevoir : « Je suis très fâchée contre vous, tout le monde me vient dire des traits et des articles d'un ouvrage qui fait grand bruit, et je n'apprends tout cela que par le public […] ; ne prenez pas la peine de vous excuser par de mauvaises raisons, elles augmenteraient mon mécontentement. »

6 « N'écrivez-vous donc point au président ? M. d'Argenson lui a laissé un manuscrit des lettres de Henri IV . Il a reçu des compliments de tout le monde . »