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09/08/2009

il y a encore des races d’hommes gris pommelé fort jolis : ceux qui aiment cette variété seront fort aise de cette découverte

Vite fait, juste pour prouver que je ne suis pas dans l'eau-delà (mais dans le vin d'ici )...

« A Jean-Jacques Dortous de Mairan

 

                            Je vous remercie bien sensiblement, Monsieur, d’une attention qui m’honore, et d’un souvenir qui augmente mon bonheur dans mes charmantes retraites ; il y a longtemps que je regarde vos lettres au père Parennin et ses réponses, comme des monuments bien précieux ; mais n’allons pas plus loin, s’il vous plait ; j’aime passionnément Cicéron, parce qu’il doute ; vos lettres à Père Parennin sont sans doutes de Cicéron ; mais quand M. Guignes a voulu conjecturer après vous il a rêvé très creux. J’ai été obligé en conscience de me moquer de lui (sans le nommer pourtant) dans la préface de l’Histoire de Pierre Le Grand. On imprimait cette histoire l’année passée, lorsqu’on m’envoya cette plaisanterie de M. Guignes ; je vous avoue que j’éclatai de rire en voyant que le roi Yu était précisément le roi d’Égypte Menès, comme Platon était chez Scarron l’anagramme de Chopine, en changeant seulement Pla en Cho, et ton en pine. J’étais émerveillé qu’on fût si doctement absurde dans notre siècle. Je pris donc la liberté de dire  dans ma préface : Je sais que des philosophes d’un grand mérite ont cru voir quelque conformité entre ces peuples, mais on a trop abusé de leurs doutes etc.

 

 

                            Or ces philosophes d’un grand mérite, c’est vous, Monsieur, et ceux qui abusent de vos doutes, ce sont les Guignes. Je lui en devais d’ailleurs à propos des Huns : j’ai vu des Huns, moi qui vous parle, j’ai vu chez moi de petits huns, nés à trois cents lieues de l’est de Tobolskoy, qui ressemblaient comme deux gouttes d’eau à des chiens de Boulogne, et qui avaient beaucoup d’esprit ; ils parlaient français comme s’ils étaient nés à Paris, et je me consolais de nous voir battus de tous côtés, en voyant que notre langue triomphait dans la Sibérie ; cela est, par parenthèse, bien remarquable. Jamais nous n’avons écrit de si mauvais livres et fait tant de sottises qu’aujourd’hui ; et jamais notre langue n’a été si étendue dans le monde.

 

 

                            J’aurai l’honneur de vous soumettre incessamment le premier volume de L’empire de Russie sous Pierre le Grand. Il commence par une description des provinces de la Russie, et l’on y verra des choses plus extraordinaires que les imaginations de M. Guignes, mais ce n’est pas ma faute ; je n’ai fait que dépouiller les archives de Pétersbourg et de Moscou qu’on m’a envoyées. Je n’ai point voulu faire paraitre ce volume avant de l’exposer à la critique des savants d’Arcangel et du Canchatka, mon exemplaire a resté un an en Russie, on me le renvoie, on m’assure que je n’ai trompé personne, en avançant que les Samoyèdes ont le mamelon d’un beau noir d’ébène, et qu’il y a encore des races d’hommes gris pommelé fort jolis : ceux qui aiment cette variété seront fort aise de cette découverte, on aime à voir la nature s’élargir ; nous étions autrefois trop resserrés, les curieux ne seront pas fâchés de voir ce que c’est qu’un empire de deux mille lieues ; mais on a beau faire, Ramponneau, les comédiens du boulevard et Jean-Jacques mangeant sa laitue à quatre pattes, l’emporteront toujours sur les recherches philosophiques.

 

 

                            Je ne peux finir cette lettre, Monsieur, sans vous dire un petit mot de vos Égyptiens : je vous avoue que je crois les Indiens et les Chinois plus anciennement policés que les habitants de Mesraïm ; ma raison est qu’un petit pays très étroit inondé tous les ans , a dû  être habité plus tard que le sol des Indes et de la Chine beaucoup plus favorable à la culture et à la construction des villes ; et comme les pêchers nous viennent de Perse, je crois qu’une certaine espèce d’homme à peu près semblable à la nôtre, pourrait bien nous venir d’Asie. Si Sésostris a fait quelques conquêtes, à la bonne heure, mais les Égyptiens n’ont pas été taillés pour être conquérants. C’est de tous les peuples de la terre le plus mou, le plus lâche, le plus frivole, le plus sottement superstitieux. Quiconque s’est présenté pour lui donner les étrivières l’a subjugué comme un troupeau de moutons ; Cambyse, Alexandre, les successeurs d’Alexandre, César, Auguste, les califes, les Circasses, les Turcs n’ont eu qu’à se  montrer en Égypte pour en être les maîtres. Apparemment que du temps de Sésostris ils étaient d’une autre pâte, ou que leurs voisins de Syrie et de Phénicie étaient encore plus méprisables qu’eux.

 

 

                            Pour moi, Monsieur, je me suis voué aux Allobroges, et je m’en trouve bien ; je jouis de la plus heureuse indépendance, je me moque quelquefois des Allobroges de Paris ; je vous aime, je vous estime, je vous révèrerai jusqu’à ce que mon corps soit rendu aux éléments dont il est tiré.

 

 

                            J’ai l’honneur d’être, avec le respect que je dois à votre mérite et la tendresse que méritent vos mœurs aimables, v[otre] t[rès] h[umble] ob[éissant] s[ervi]t[eu]r.

 

 

                            Le Suisse Allobroge V.

                            9è août 1760 au château de Tournay

pays de Gex par Genève. »