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20/05/2010

Mais ne faut-il pas que l’amour du bien public marche le premier ?





« A Frédéric, prince héritier de Prusse

A Cirey, le 20 mai [1738]

Monseigneur,

Vos jours de poste sont comme les jours de Titus ; vous pleureriez si vos lettres n’étaient pas des bienfaits. Vos deux dernières, du 31 mars et 19 avril, dont Votre Altesse royale m’honore, sont de nouveaux liens qui m’attachent à elle ; et il faut bien que chacune de mes réponses soit un nouveau serment de fidélité que mon âme, votre sujette, fait à votre âme, sa souveraine.

La première chose dont je me sens forcé de parler, est la manière dont vous pensez sur Machiavel.[le 31 mars Frédéric a écrit : « Votre histoire du Siècle de Louis m’enchante. Je voudrais seulement que vous n’eussiez point rangé Machiavel, qui était un malhonnête homme, au rang des autres grands hommes de son temps… » V* sera chargé de publier l ‘Anti-Machiavel de Frédéric.] Comment ne seriez-vous point ému de cette colère  vertueuse où vous êtes presque contre moi, de ce que j’ai loué le style d’un méchant homme ? C’était aux Borgia, père et fils, et à tous ces petits princes qui avaient besoin de crimes pour s’élever, à étudier cette politique infernale ; il est d’un prince tel que vous de la détester. Cet art qu’on doit mettre à côté de celui des Locuste [empoisonneuse du temps de Claude et de Néron] et des Brinvilliers, a pu donner à quelques tyrans une puissance passagère, comme le poison peut provoquer un héritage ; mais il n’a jamais fait ni de grands hommes, ni des hommes heureux : cela est bien certain. A quoi peut-on donc parvenir par cette politique affreuse ? Au malheur des autres et au sien même. Voilà les vérités qui sont le catéchisme de votre belle âme.

Je suis si pénétré de ces sentiment, qui sont vos idées innées,[cf. les théories cartésiennes] et dont le bonheur des hommes doit être le fruit, que j’oubliais presque de rendre grâce à Votre Altesse Royale de la bonté qu’elle a de s’intéresser à mes maux particuliers. Mais ne faut-il pas que l’amour du bien public marche le premier ? Vous joignez donc, Monseigneur, à tant de bienfaits, celui de daigner consulter pour moi des médecins. Je ne sais qu’une seule chose, aussi singulière que cette bonté, c’est que les médecins vous ont dit vrai. Il y a longtemps que je suis persuadé que ma maladie, s’il est permis de comparer le mal avec le bien, est, tout comme mon attachement à votre personne, une affaire pour la vie.

Les consolations que je goûte dans ma délicieuse retraite et dans l’honneur de vos lettres sont assez fortes pour me faire supporter des douleurs encore plus grandes. Je souffre très patiemment ; et quoique les douleurs soient quelquefois longues et aiguës, je suis très éloigné de me croire malheureux. Ce n’est pas que je sois stoïcien, au contraire, c’est parce que je suis très épicurien, parce que je crois la douleur un mal et le plaisir un bien, et que tout bien compté et bien pesé, je trouve infiniment plus de douceurs que d’amertumes dans cette vie.

Dans ce petit chapitre de morale je volerai sur vos pas, si Votre Altesse Royale le permet, dans l’abîme de la métaphysique. Un esprit aussi juste que le vôtre ne pouvait assurément regarder la question de la liberté comme une chose démontrée. Ce goût que vous avez pour l’ordre et l’enchaînement des idées vous a représenté  fortement Dieu comme maître unique et infini de tout ; et cette idée, quand elle est regardée seule, sans aucun retour sur nous -mêmes, semble être un principe fondamental d’où découle une fatalité inévitable dans toutes les opérations de la nature. Mais aussi une autre manière de raisonner semble encore donner à Dieu plus de puissance, et en faire un être, si j’ose le dire, plus digne dans nos adorations : c’est de lui attribuer le pouvoir de faire des êtres libres. La première méthode semble en faire le Dieu des machines, et la seconde le Dieu des êtres pensants. Or ces deux méthodes ont chacune leur force et leur faiblesse. Vous les pesez dans la balance du sage ; et malgré le terrible poids que les Leibnitz et les Wolf mettent dans cette balance, vous prenez encore ce mot de Montaigne : que sais-je ? pour votre devise.

Je vois plus que jamais, par le mémoire sur le czarovitz, [en janvier, V* a demandé pour sa future Histoire de la Russie sous Pierre le Grand des renseignements sur la vie de « l’impératrice Marthe appelée depuis Catherine », sur les mœurs et genre de mort du tsarévitch] que Votre Altesse Royale daigne m’envoyer, que l’histoire a son pyrrhonisme aussi bien que la métaphysique. J’ai eu soin dans celle de Louis XIV, de ne pas percer plus qu’il ne faut dans l’intérieur du cabinet. Je regarde les grands évènements de ce règne comme de beaux phénomènes dont je rends compte, sans remonter au premier principe. La cause première n’est guère faite pour le physicien, et les premiers ressorts des intrigues ne sont guère faits pour l’historien. Peindre les mœurs des hommes, faire l’histoire de l’esprit humain dans ce beau siècle, et surtout l’histoire des arts, voilà mon seul objet. Je suis bien sûr de dire la vérité quand je parlerai de Descartes, de Corneille, du Poussin, de Girardon, de tant d’établissements utiles aux hommes ; je serais sûr de mentir si je voulais rendre compte des conversations de Louis XIV et de Mme de Maintenon.

Si vous daignez m’encourager dans cette carrière, je m’y enfoncerai plus avant que jamais ; mais en attendant je donnerai le reste de cette année à la physique, et surtout la physique expérimentale. J’apprends, par toutes les nouvelles publiques, qu’on débite mes Eléments de Newton, mais je ne les ai point encore vus ; il est plaisant que l’auteur et que la personne à qui ils sont dédiés [Mme du Châtelet] soient les seuls qui n’aient point l’ouvrage. Les libraires de Hollande se sont précipités, sans me consulter, sans attendre les changements que je préparais ;[cf. lettre à Thiriot du 20 juin 1737 et Pitot du 1er mai 1738] ils ne m’ont ni envoyé le livre, ni averti qu’ils le débitaient. C’est ce qui fait que je ne peux avoir moi-même l’honneur de l’adresser à Votre Altesse Royale ; mais on en fait une nouvelle édition plus correcte [Prault, à Paris, prétendue de Londres avec « permission tacite »] que j’aurai l’honneur de lui envoyer.

Il me semble, Monseigneur, que ce petit commercium embrasse tous les arts. J’ai eu l’honneur de vous parler de morale, de métaphysique, d’histoire, de physique ; je serais bien ingrat si j’oubliais les vers. Et comment oublier les derniers que Votre Altesse Royale vient de m’envoyer ? Il est bien étrange que vous puissiez écrire avec tant de facilité dans une langue étrangère. Des vers français sont très difficiles à faire en France, et vous composez à Remusberg [Rheinsberg] comme si Chaulieu, Chapelle, Gresset, avaient l’honneur de souper avec Votre Altesse Royale. »
[lettre incomplète]

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