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15/10/2010

Il est bon de prendre des précautions contre ce dépucelage cruel qui ne peut manquer d'arriver tôt ou tard

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« A Charles-Augustin Ferriol, comte d'Argental

 

Colmar 15 octobre [1754]

 

Mon cher ange, votre lettre du 11 a fait un miracle, elle a guéri un mourant. Ce n'est pas un miracle du premier ordre ; mais je vous assure que c'est beaucoup de suspendre comme vous faites toutes mes souffrances. Je ne suis pas sorti de ma chambre depuis que je vous ai quitté [i]. Je crois qu'enfin je sortirai, et que je pourrai même aller jusqu'à Dijon voir M. de Richelieu sur son passage avec ma garde-malade [ii]. Je serai bien aise de retrouver enfin M. de La Marche [iii]; et quand le président de Ruffey devrait encore m'assassiner de ses vers [iv] je risquerai le voyage . Vous me mettez du baume dans le sang en m'assurant que les allusions ne sont point à craindre dans mes magots de chinois [v], et vous m'en versez aussi quelques gouttes en remettant à d'autres temps Rome sauvée et la Chine. Il me semble qu'il faut laisser passer Le Triumvirat [vi] et ne me point mettre au nombre des proscrits. Je ne le suis que trop avec l'opéra de Royer [vii]. Je ne sais pas s'il sait faire des croches, mais je sais bien qu'il ne sait pas lire. M. de Sireuil est un digne porte-manteau du roi, mais il aurait mieux fait de garder les manteaux que de défigurer Pandore. Un des grands maux qui soient sortis de sa boîte est à coup sûr cet opéra. On doit trouver au fond de cette boîte fatale plus de sifflets que d'espérance. Je fais ce que je peux pour n'avoir au moins que le tiers des sifflets [viii]. Les deux tiers pour le moins appartiennent à Sireuil et à Royer. Je vous prie au nom de tous les maux que Pandore a apportés dans ce monde d'engager Lambert à donner une petite édition de mon véritable ouvrage, quelques jours avant que le chaos de Sireuil et de Royer soit représenté. Je me flatte que vous et vos amis feront au moins retentir partout le nom de Sireuil. Il est juste qu'il ait sa part de la vergogne. Chacun pille mon bien comme s'il était confisqué et le dénature pour le vendre. L'un mutile l'Histoire universelle [ix], l'autre estropie Pandore. Et pour comble d'horreur il y a grande apparence que La Pucelle va paraître. Un je ne sais quel Chevrier se vante d'avoir eu ses faveurs, de l'avoir tenue dans ses vilaines mains, et prétend qu'elle sera bientôt prostituée au public. Il en est parlé dans les malsemaines de ce coquin de Fréron [x]. Il est bon de prendre des précautions contre ce dépucelage cruel qui ne peut manquer d'arriver tôt ou tard. Mon cher ange, cela est horrible, c'est un piège que j'ai tendu, et où je serai pris dans ma vieillesse. Oh! maudite Jeanne ! ah ! M. St Denis ayez pitié de moi. Comment songer à Idamé, à Gengis [xi], quand on a une pucelle en tête ? Le monde est bien méchant. Vous me parlez des deux premiers tomes de l'Histoire universelle, ou plutôt de l'Essai sur les sottises de ce globe. J'en fera un gros des miennes. Mais je me console en parcourant les butorderies de cet univers. Vraiment j'en ai cinq à six volumes tout prêts. Les trois premiers sont entièrement différents. Cela est plein de recherches curieuses [xii]. Vous ne vous doutez pas du plaisir que cela vous ferait. J'ai pris les deux hémisphères en ridicule. C'est un coup sûr.

 

Adieu tous les anges, battez des ailes, puisque vous ne pouvez battre des mains aux trois magots.

 

 

V. »

 

i Depuis qu'il a quitté Plombières.

ii Mme Denis.

iii Fyot de La Marche qu'il a connu au collège Louis le Grand ; cf lettre du 7 août 1711.

iv Référence aux vers que Ruffey a composés et récités à Plombières et à son Histoire lyrique des eaux de Plombières pour l'année 1754.

Page 161 de http://books.google.fr/books?id=C39bAAAAQAAJ&pg=PA164...

 

v Il s'agit des allusions à Mme de Pompadour que des esprits malveillants pourraient trouver dans l'Orphelin de la Chine ; cf. lettre du 6 octobre.

vi Tragédie de Crébillon, protégé de Mme de Pompadour.

vii Royer s'est permis de faire remanier Pandore par Sireuil ; cf. lettre du 6 octobre.

viii En faisant, entre autres, indiquer dans le titre que le texte a été remanié sans l'accord de l'auteur. Cf. lettre du 6 octobre.

ix Néaulme ; voir lettres depuis décembre 1753.

x Chevrier est cité par Fréron dans l'Année littéraire du 12 septembre 1754 en disant qu'il parle de La Pucelle dans ses Mémoires pour servir à l'histoire des hommes illustres de Lorraine.

Fréron http://fr.wikipedia.org/wiki/L%27Ann%C3%A9e_litt%C3%A9raire

Chevrier : Page 322  http://books.google.fr/books?id=32heu4rYeo0C&printsec...

Chevrier : Page 195 http://books.google.fr/books?id=wL45AAAAcAAJ&pg=PA195...

 

xi Personnages de l'Orphelin de la Chine.

xii Grâce particulièrement au séjour à l'abbaye de Senones ; cf. lettre à Richelieu du 6 août.

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