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06/10/2010

Je ne vois pas pourquoi l'on défendrait le transport des pensées de province à Paris , tandis qu'on permet l'exportation de Paris en province .

Note rédigée le 31 août 2011 pour parution le 6 octobre 2010

 

 

 

 

« A Charles-Augustin Ferriol, comte d'Argental

et à

Jeanne-Grâce Bosc du Bouchet, comtesse d'Argental

 

6è octobre 1766

 

Vraiment , mes adorables anges, je ne suis pas étonné que le prophète Élie de Beaumont 1 ne vous ait pas envoyé son mémoire pour les Sirven . La raison en est bien claire, c'est que ce mémoire n'est pas encore fait . Il m'avait mandé, il y a près de deux mois, qu'il l'avait remis entre les mains de plusieurs avocats pour le signer, et même M. Damilaville lui avait donné quelque argent de ma part . Je croyais même déjà l'ouvrage imprimé ; je me hâtais de demander un rapporteur, je sollicitais votre protection et celle de vos amis ; mais enfin, il s'est trouvé que Beaumont avait pris le futur pour le passé . Je vois qu'il a été un peu désorienté par deux causes malheureuses qu'il a perdues coup sur coup 2. Il ne faudrait pas que le défenseur des Calas se chargeât jamais d'une cause équivoque . Celle des Sirven lui aurait fait un honneur infini .

 

Il a encore, comme vous savez, un procès très intéressant au nom de sa femme 3; mais je tremble encore pour ce procès-là . Il a le malheur d'y réclamer les lois rigoureuses contre les protestants, lois dont il avait fait sentir la dureté, non seulement dans l’affaire des Calas, mais dans une autre encore que je lui avais confiée 4. Cette funeste coutume des avocats de soutenir ainsi le pour et le contre pourra lui faire grand tort, et en fera sûrement à la cause des Sirven . Cependant, l'affaire est entamée, il la faut suivre . J'ai obtenu pour cette malheureuse famille Sirven la protection de plusieurs princes étrangers, je leur ai écrit que le factum était prêt 5. S'il ne paraît pas, ils seront en droit de croire que je les ai trompés . Je ne me rebute point, mais je suis fort affligé .

 

Je ne le suis pas moins que vous n'ayez pas reçu le Commentaire sur les délits et les peines par M. Christin, avocat de Besançon 6. Je sais bien que M. Jannel a des ordres positifs de ne laisser passer aucune brochure suspecte par la voie de la poste ; mais cette brochure est très sage, elle me paraît instructive ; il n'y a aucun mot qui puisse choquer le gouvernement de France ni aucun gouvernement . Je reçois tous les jours par la poste tous les imprimés qui paraissent, on les laisse tous arriver sans aucune difficulté . Je ne vois pas pourquoi l'on défendrait le transport des pensées de province à Paris , tandis qu'on permet l'exportation de Paris en province .

 

Je suis encore plus surpris qu'on n'ait pas respecté l'enveloppe de M. de Courteilles, et que l'on prive un conseiller d’État d'un écrit sur la jurisprudence . Vous recevrez cet écrit par quelque autre voie, et vous jugerez si on doit le traiter avec tant de rigueur .

 

Vous n'ignorez pas qu'on a fait en Hollande deux éditions de quelques unes de mes lettres 7 qu'on a cruellement falsifiées, et auxquelles on a joint des notes d'une insolence punissable contre les personnes du royaume les plus respectables. On m'a conseillé de m'adresser à un nommé M. du Clairon,8 qui est, dit-on, actuellement commissaire à la marine, ou consul à Amsterdam ; il est auteur d'une tragédie de Cromwell qu'il a dédiée à M. le duc de Praslin . Je ne veux pas croire qu'il soit trop instruit du mystère de cette abominable édition , mais je crois qu'il peut aisément se procurer des lumières sur l'éditeur .

 

M. le prince de Soubise, et plusieurs autres personnes d'une grande distinction sont très outragées dans ces lettres . Il est nécessaire que je mette au moins dans les journaux un avertissement 9 qui démontre et qui confonde la calomnie . Heureusement les preuves sont nettes et claires ; j'ai en main les certificats de ceux à qui j'avais écrit ces lettres qu'un faussaire a défigurées 10. J'espère que M. du Clairon qui est sur les lieux voudra bien me donner des éclaircissements sur cette manœuvre infâme . Je lui écris qu'ayant comme lui M. le duc de Praslin pour protecteur, j'ai quelque droit d'espérer ses bons offices dans cette conjoncture à l'abri d'une telle protection, que le livre est imprimé par Michel Rey, imprimeur de Jean-Jacques Rousseau à Amsterdam, que Jean-Jacques y est loué,11 et les hommes les plus respectables chargés d'outrages ; que je le supplie de vouloir bien me donner sur cette œuvre d'iniquité les notions qu'il pourra acquérir, et que tous les honnêtes gens lui en auront obligation . Je me flatte que M. le duc de Praslin permettre la liberté que je prends de dire un mot dans cette lettre de mon attachement pour lui, et de la protection dont il m'honore . »


1 L'avocat Jean-Baptiste Jacques Élie de Beaumont.

http://fr.wikipedia.org/wiki/Jean-Baptiste-Jacques_%C3%89lie_de_Beaumont

2 V* pense à l'affaire de La Luzerne où Beaumont n'a pas obtenu entièrement gain de cause, et peut-être à l'affaire de Roncherolles ou plutôt à l'affaire Potin (de l'été 1764).

3 Beaumont veut faire « rentrer » sa femme « dans une terre de sa famille vendue à vil prix »(la terre de Canon en Calvados) . Mais pour cela il « demande la confiscation du bien d'un protestant » écrira V*.

4 V* pense sûrement à l'affaire Potin : on voulait faire reconnaître la légitimité de son mariage, et par ce biais, reconnaître la légitimité du mariage des protestants .

6 Son propre Commentaire sur le livre des délits et des peines par un avocat de province : http://www.voltaire-integral.com/Html/25/37_Delits.html ; voir lettre du 23 juin à Damilaville .

7 Lettres de M. de Voltaire à ses amis du Parnasse, 1766 : http://books.google.fr/books?id=vzMHAAAAQAAJ&printsec=frontcover#v=onepage&q&f=false

V* soupçonne Robinet .

8 Antoine Maillet du Clairon, consul de France à Amsterdam . V* lui écrit et dans sa deuxième lettre il lui signale que l'éditeur des Lettres l'a accusé de vol de manuscrit .

9 Intitulé Appel au public , publié dans le Journal encyclopédique du 15 novembre .

10 V* demande des certificats à Damilaville, à Deodati, à Lacombe, au duc de La Vallière .

11 L'éditeur des Lettres parle effectivement des « rares talents », de l'éloquence, des « paradoxes ingénieux et séduisants » de J.-J. Rousseau.

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