Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

22/09/2011

Vous autres héros qui gouvernez le monde, vous ne vous laissez pas subjuguer par l'attendrissement

 

maitres de monde attendrissement.jpg

 

 

 

« A Frédéric II, roi de Prusse

 

A Ferney, 22 septembre [1773]

 

Sire,

Il faut que je vous dise que j'ai bien senti ces jours-ci, malgré tous mes caprices passés, combien je suis attaché à Votre majesté et à votre maison . Mme la duchesse de Virtemberg, ayant eu comme tant d'autres la faiblesse de croire que la santé se trouve à Lausanne, et que le médecin Tissot la donne à qui la paye, a fait, comme vous savez, le voyage de Lausanne ; et moi, qui suis plus véritablement malade qu'elle, et que toutes les princesses qui ont pris Tissot pour Esculape, je n'ai pas eu la force de sortir de chez moi . Mme de Virtemberg, instruite de tous les sentiments que je conserve pour la mémoire de Mme la margrave de Bareith sa mère,1 a daigné venir dans mon ermitage et y passer deux jours . Je l'aurais reconnue quand même je n'aurais pas été averti ; elle a le tour du visage de sa mère, avec vos yeux 2. Vous autres héros qui gouvernez le monde, vous ne vous laissez pas subjuguer par l'attendrissement ; vous l'éprouvez tout comme nous , mais vous gardez votre décorum .

 

Pour nous autres chétifs mortels, nous cédons à toutes les impressions ; je me suis mis à pleurer en lui parlant de vous et de madame la princesse sa mère ; et quoiqu'elle soit la nièce du premier capitaine de l'Europe, elle ne put retenir ses larmes 3. Il me parait qu'elle a de l'esprit et les grâces de votre maison, et que surtout elle vous est plus attachée qu'à son mari . Elle s'en retourne, je crois , à Bareith, où elle trouvera une autre princesse d’un genre différent, c'est Mlle Clairon, qui cultive l'histoire naturelle 4, et qui est la philosophe de monsieur le Margrave 5.

 

Pour vous , Sire, je ne sais où vous êtes actuellement ; les gazettes vous font toujours courir . J'ignore si vous donnez des bénédictions dans un des évêchés de vos nouveaux États, ou dans votre abbaye d'Oliva 6: ce que je souhaite passionnément, c'est que les dissidents 7 se multiplient sous vos étendards . On dit que plusieurs jésuites se sont faits sociniens ; Dieu leur en fasse la grâce ! Il serait plaisant qu'ils bâtissent une église à St Servet ; il ne nous manque plus que cette révolution .

 

Je renonce à mes belles espérances de voir les mahométans chassés de l'Europe, et l'éloquence, la poésie, la musique, la peinture, la sculpture, renaissantes dans Athènes 8; ni vous , ni l’Empereur, ne voulez courir au Bosphore 9; vous laissez battre les Russes à Silistrie, et mon impératrice s'affermit pour quelque temps dans le pays de Thoas et d'Iphigénie 10. Enfin vous ne voulez point faire de croisade . Je vous crois très supérieur à Godefroy de Bouillon : vous auriez eu par dessus lui le plaisir de vous moquer des Turcs en jolis vers, tout aussi bien que des confédérés polonais 11; je vois bien que vous ne vous souciez d'aucune Jérusalem, ni de la terrestre, ni de la céleste : c'est bien dommage .

 

Le vieux malade de Ferney est toujours aux pieds de Votre Majesté ; il est bien fâché de ne plus s'entretenir de vous avec Mme la duchesse de Virtemberg qui vous adore . 

 

LE VIEUX MALADE .»


1 Wilhelmine, sœur ainée de Frédéric, « philosophe », que V* a vue au cours de ses voyages en Prusse et qu'il a rencontrée à Colmar et à Lyon, avec qui il a entretenu une correspondance, signée « frère Voltaire », même après la brouille de 1752-1753 avec Frédéric ; il a collaboré avec elle à des négociations secrètes de paix, et a composé une Ode après sa mort en 1758 .

Voir : http://fr.wikipedia.org/wiki/Wilhelmine_de_Bayreuth

et : http://www.gutenberg.org/files/27808/27808-h/27808-h.htm

2 Ces yeux dont V* parla à plusieurs reprises .

3 Le conseiller Tronchin raconte qu'en partant, le 11 septembre, la princesse « sauta au cou » de V*, et que « tous deux sans se rien dire, se tenaient embrassés, fondant en larmes » . un autre témoin, Björnstahl, écrit que , dinant à Ferney le 7 septembre, la princesse dit à V* qui l'appelait « Votre altesse » : « Tu es mon papa, je suis ta fille, et je veux être appelée ta fille ».

4 Mlle Clairon eut un « cabinet d'histoire naturelle ».

5 Après avoir été quittée par le comte de Valbelle , elle s'est installée à Bayreuth, maîtresse de Christian Frédéric Charles de Brandenbourg, margrave d'Anspach , puis de Bayreuth, frère de la princesse de Wurtemberg .

Voir pages 40-41 : http://books.google.fr/books?id=orcmDxnlcKwC&pg=PA40&...

6 Près de Dantzig, dans une province polonaise annexée par la Russie ;

voir lettre du 6 décembre 1771 : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2010/12/03/plus-vous-serez-gai-plus-longtemps-vous-vivrez.html

7 Les Dissidents polonais, révoltés contre les évêques, donnèrent l'occasion à Catherine II d'intervenir en Pologne et s'allièrent aux Russes .

8 Suite à la réponse du roi, V* précisera, le 28 octobre : « Quand je vous suppliais d'être le restaurateur des beaux arts de la Grèce, ma prière n'allait pas jusqu'à vous conjurer de rétablir la démocratie athénienne . Je n'aime point le gouvernement de la canaille . »

Voir page 474 : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k411364t/f477.image.r=octobre+.langFR

et page 487 : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k411364t/f490.image....

9 Frédéric dans sa lettre du 9 octobre déclare qu'il « renonce à la guerre de crainte d'encourir l'excommunication des philosophes » et cite l'article « Guerre » de l'Encyclopédie .

10 A savoir en Tauride, c'est à dire en Crimée .

11 Allusion au poème de Frédéric, La Guerre des Confédérés ; voir lettre à Frédéric du 6 décembre 1771 : réf. note 6 .

La Guerre des confédérés : page 329 : http://visualiseur.bnf.fr/CadresFenetre?O=NUMM-201484&...

 

 

 

Les commentaires sont fermés.