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23/10/2011

Je ne sais pas si on plaindra l'état où je suis : ce n'est pas la coutume des hommes, et je ne cherche pas leur pitié

 

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« A Charles-Augustin Ferriol, comte d'Argental

 

 

 

Lyon, le 9 décembre [1754]

 

 

 

Mon cher ange, votre lettre du 3 novembre, à l'adresse de Mme Denis, nous a été rendue bien tard, et vous avez dû recevoir toutes celles que je vous ai écrites . Le seul parti que j'aie à prendre, dans le moment présent, c'est de songer à conserver une vie qui vous est consacrée . Je profite de quelques jours de beau temps pour aller dans le voisinage des eaux d'Aix en Savoie . On nous prête une maison très belle et très commode 1, vers le pays de Gex, entre la Savoie, la Bourgogne et le lac de Genève , dans un aspect sain et riant . J'y aurai, à ce que j'espère, un peu de tranquillité. On n'y ajoutera pas de nouvelles amertumes à mes malheurs, et peut-être que le loisir et l'envie de vous plaire tireront encore de mon esprit épuisé quelque tragédie qui vous amusera . Je n'ai à Lyon aucun papier ; je suis logé très mal à mon aise dans un cabaret où je suis malade . Il faut que je parte mon adorable ami . Quand je serai à moi, et un peu recueilli, je ferai tout ce que votre amitié me conseille . Je ne sais pas si on plaindra l'état où je suis : ce n'est pas la coutume des hommes, et je ne cherche pas leur pitié ; mais j'espère qu'on ne désapprouvera pas à la cour, qu'un homme accablé de maladies aille chercher sa guérison . Nous avons prévenu Mme de Pompadour et M. le comte d'Argenson de ces tristes voyages . Dans quelque lieu que j'achève ma vie, vous savez que je serai toujours à vous, et qu'il n'y a point d'absence pour le cœur ; le mien sera toujours avec le vôtre .

 

 

 

Adieu, mon cher et respectable ami ; je vais terminer mon séjour à Lyon en allant voir jouer Brutus . Si j'avais de l'amour propre, je resterais à Lyon , mais je n'ai que des maux, et je vais chercher la solitude et la santé, bien plus sûr de l'une que de l'autre, mais plus encore de votre amitié . Ma nièce, qui vous fait les plus tendres compliments, ose croire qu'elle soutiendra avec moi la vie d'ermite . Elle a fait son apprentissage à Colmar ; mais les beautés de Lyon, et l'accueil singulier qu'on nous y a fait, pourraient la dégoûter un peu des Alpes 2. Elle se croit assez forte pour les braver . Elle fera ma consolation tant que durera sa constance ; et, quand elle sera épuisée, je vivrai et je mourrai seul, et je ne conseillerai à personne ni de faire des poèmes épiques et des tragédies, ni décrire l'histoire, mais je dirai : Quiconque est aimé de M. d'Argental est heureux .

 

 

 

Adieu, cher ange ; mille tendres respects à vous tous . Quand vous aurez la bonté de m'écrire, adressez votre lettre à Lyon, sous l'enveloppe de M. Tronchin, banquier 3; c'est un homme sûr, de toutes les manières . Je vous embrasse avec la plus vive tendresse . »


 

1 Le château de Prangins, où V* se rendra le 14 décembre après un passage à Genève .

 

2 V* ne se trompe pas en faisant ce pronostic, il connait bien sa nièce qui ne rêve que de la vie parisienne animée , et qui à la mort de V* ne remettra pas les pieds à Ferney .

 

3 Jean-Robert I Tronchin (qui a un cousin germain prénommé aussi Jean-Robert, dit Tronchin-Boissier, noté aussi Jean-Robert II, homme politique du patriciat genevois et procureur général , qui n’hésitera pas avec le Petit Conseil de Genève à condamner le Dictionnaire Philosophique à être lacéré et brûlé ), 1702-1788, banquier, avec son compatriote Ami Camp, deviendra par la suite fermier général en 1761 ;il recevra trois cents lettres et billets au cours de la décennie suivant sa rencontre avec V*, concernant les placements et revenus de V* et aussi plus prosaïquement des commandes de tissus, graines, boutons, huile, plantes ...essentiellement d'abord pour les Délices .

 

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