02/11/2013
Mon grand plaisir serait de n'avoir affaire de ma vie ni à un seigneur paramont , ni au roi séant en son conseil, et de ne rien payer à personne
... No comment !
Il y a consensus à ce sujet; je suis prêt à le parier sur la diode de ma souris !
« A Charles de Brosses, baron de Montfalcon
Aux Délices 23 septembre [1758]
J'avoue, monsieur, qu'il y a des abus dans les républiques comme dans les monarchies Ubicumque calculum ponas, ibi naufragium invenies 1. On ne trouve pas toujours naufragium, mais on trouve partout quelque orage. Ils sont ici moins noirs et plus rares qu'ailleurs. Je suis très-aise d'être dans un coin de terre, dove non si vede mai la faccia della Maestà 2, et où les souverains m'envoient demander mon carrosse pour venir manger mon rôti. C'est pour augmenter mon bonheur, mon indépendance, que je vous ai proposé de me préférer à Chouet le fermier, fils du doge Chouet 3. C'est pour n'être ni en France, ni à Genève. Car mon idée est de mourir parfaitement libre. Si j'achète à vie, il faudra payer les lods 4 au seigneur suzerain il faudra solliciter un secrétaire d'État et le conseil pour obtenir que, moi catholique, je sois affranchi du dixième et de la capitation comme un huguenot. Mon grand plaisir serait de n'avoir affaire de ma vie ni à un seigneur paramont 5, ni au roi séant en son conseil, et de ne rien payer à personne. Voyez, monsieur, si la tournure que j'ai prise vous convient, quittez un moment votre Salluste 6, que pourtant je voudrais bien voir, et examinez mes propositions. Si elles sont acceptées, il m'en coûtera environ soixante mille livres, et vous jouirez peut-être dans deux ans, peut-être dans un an, de tout le fruit de mes peines. Je sais que je m'impose un fardeau onéreux. Mais un degré d'indépendance de plus, et surtout l'honneur de votre amitié, seront l'intérêt de mon argent.
Si quid novisti rectius istis,
Candidus imperti; si non, his utere mecum.7
Si vous approuvez mes idées, je mets les maçons en besogne, je trace un jardin, je plante des arbres à la réception de votre lettre, et j'attends de vous du plant de Bourgogne pour vous faire boire du vin du cru quand vous viendrez voir votre royaume de Tournay.
En cas que j'aie l'honneur de terminer avec vous, il me semble que le secret sur la nature de nos conventions est la chose la plus convenable. L'affaire des Russes n'est pas tirée au clair; mais les apparences sont qu'ils ont perdu une très-grande bataille. Laissons les fous s'égorger, et vivons tranquilles. Le fatras de l'Esprit d'Helvétius 8 ne méritait pas le bruit qu'il a fait. Si l'auteur devait se rétracter, c'était pour avoir fait un livre philosophique sans méthode, farci de contes bleus
Ut ut est,9 conservez l'honneur de vos bonnes grâces au vieux Suisse V., âgé de soixante-quatre ans, et bientôt de soixante-cinq. Encore un mot. Si le problème que je propose à résoudre paraît trop compliqué, vous le simplifierez par l'équation qui vous paraîtra la plus convenable. Mais point de seigneur suzerain, point de lods et ventes, point de vingtièmes, point de capitation, point d'intendant, ni de subdélégué, si fas est.10
Voyez, par exemple, monsieur, si vous n'aimeriez pas mieux que je rendisse le château logeable plutôt que d'y faire un pavillon qui rendrait ce château trop vilain. En ce cas, je vous donnerais une somme plus forte argent comptant. Vous auriez bien moins à rendre après ma mort, et votre terre serait toujours, embellie et améliorée. Vous pourriez convenir de payer après ma mort la moitié des frais des réparations et embellissements nécessaires au château.
Voilà de quoi exercer à la fois votre esprit et votre équité. Il faudra qu'il y ait bien du malheur si nous ne nous arrangeons pas.
Je vous présente mon respect.
V.
N. B. Que votre terre est dans un état déplorable, et qu'on détruit votre forêt.11 »
4 Les lods sont une abréviation pour les droits de lods et ventes. « Terme de jurisprudence féodale . C'est un droit en argent que doit un héritage roturier au seigneur dont il relève immédiatement quand on fait une vente, en considération de la permission qu'il est supposé donner au vassal pour aliéner son héritage. » Le pourcentage perçu , variable selon les coutumes, était généralement d'un douzième . L'équivalent de ce droit pour les propriété nobles était la quinte . Les seigneurs de Gex étaient les princes de Conti ( et non Condé comme l'a écrit F. Caussy dans Voltaire seigneur de son village, 1912) en leur qualité de comtes de la Marche .
5 Vieux mot de la coutume féodale désignait le suzerain ( mot qui a survécu en anglais : paramount).
6 De Brosses en faisant le commentaire de l'offre de V*, dans sa lettre du 14 septembre 1758, disait : « Je vais tâcher de le faire moins long que celui que j'ai écrit sur Salluste, que je n'ose plus ni relire, ni publier, de peur de m’enorgueillir du talent que j'ai eu de faire un gros in-quarto d'un très petit in -douze . » En fait l'Histoire de la république romaine dans la cour du VIIè siècle, par Salluste, en partie rétablie et composée sur les fragments qui sont restés de ses livres perdus, lorsqu'elle sera publiée à Dijon en 1777 tiendra en trois volumes in-4°.
7 Si tu connais quelques meilleurs principes, fais m'en part d'un cœur sincère ; sinon règle toi sur les miens . Le texte donne nil pour non .
8 A la même époque, Helvétius écrivait à V* vers le 20 septembre 1758 : « Vous ne doutez pas que je ne vous eusse adressé un exemplaire de mon ouvrage le jour même qu'il a paru si j'avais su où vous prendre . Mais les uns vous disaient à Manheim, les autres à Berne, et je vous attendais aux Délices […] Vous saurez que le livre est supprimé, que je suis dans une de mes terres à trente lieues de Paris, que dans ce moment-ci il ne m'est pas possible de vous en envoyer parce qu'on est trop animé contre moi . […] Je suis dénoncé à la Sorbonne, peut-être le serai-je à l'assemblée du clergé . » On peut remarquer qu'il n'est pas dit que la Sorbonne a condamné le livre . Le 26 septembre 1758 Thieriot écrivit à V* à propos de cet ouvrage : « Il est très difficile d'avoir ce livre, cependant [...] je vous en procurerai un exemplaire […] et je le ferai partir dans la semaine par la diligence de Lyon pour M. Tronchin. »
11 Entre autres, de Brosses répondra : « […] vous me renvoyez votre projet de convention si travesti, si chargé de prétintailles qu'il ne m'est plus possible de le reconnaître . […] votre proposition était d'acheter cette terre à vie […]. vous m'offriez vingt cinq mille francs, je vous demandais trente . Le nouveau projet de convention porte vingt mille livres dont je rendrai environ la moitié, et la moitié aussi des dépenses que vous y aurez faites [...]. Ce fonds perdu est trop cher pour moi . […] Qui diantre est allé suggérer ce moulin de don Quichotte ? [il] coûterait beaucoup à bâtir, à entretenir, il irait rarement et ne rendrait guère . […]
Pour le bâtiment, […] en faire non une belle maison mais un logement commode et parfaitement situé . […] Au hasard de la tontine . Qui gagnera, gagnera . […] Vous faites bien d'être indépendant, mais il ne faut pas être trembleur . […] l'ange de la fatalité, conduisant Zadig par le monde, mit dans ce vieux château un talisman qui fait qu'on n'y meurt point . Mon vieux oncle éternel […] y a vécu quatre-vingt-onze ans […]
J'attends votre réponse si le mémoire ci-joint vous agrée . Sinon voulez-vous acheter ma terre purement et simplement ? […]
PS. - M. de Fautrière, retiré à Genève, me fait proposer un échange contre sa terre plus voisine des miennes de Bresse . Mais je n'ai pas une fort grande envie d'avoir affaire à lui . »
Pour la fin de la transaction, voir lettre du 14 octobre 1758 à de Brosses .
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