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08/01/2014

La plupart des gens de lettres de l'Europe me reprochent déjà que je vais faire un panégyrique, et jouer le rôle d'un flatteur; il faut leur fermer la bouche en leur faisant voir que je n'écris que des vérités utiles aux hommes

... Flatteur ? je ne le suis pas .

Ecrire des vérités ? oui .  Utiles ? je n'ai pas cette prétention, si ce n'est d'être un pourvoyeur des écrits de Voltaire qui, eux, valent le coup d'être connus .

 

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« A Ivan Ivanovitch SCHUVALOV

à Moscou

Aux Délices près de Genève

24 décembre 1758

Monsieur, j'eus l'honneur de vous écrire il y a quatre ou cinq jours 1. J'ai reçu, le 21 de décembre, la lettre dont vous m'honorez, du 23 d'octobre 2, et je ne sais à quoi attribuer un si long retardement. Je vous réitère mes prières, et je vous fais mes très-humbles remerciements sur vos nouveaux mémoires. Vous les intitulez Réponses à mes objections . Permettez-moi d'abord de dire à Votre Excellence que je n'ai jamais d'objections à faire aux instructions qu'elle veut bien me donner; que je fais simplement des questions, et que je demande des éclaircissements à l'homme du monde qui me parait le plus savant dans l'histoire.

Nous ne sommes encore qu'à l'avenue du Grand Palais que vous voulez bâtir par mes mains, et dont vous me tracez l'ordonnance. Il y a dans cette avenue quelques terres incultes, quelques déserts qu'il faut passer vite. Il est moins question de savoir d'où vient le mot de tsar que de faire voir que Pierre Ier a été le plus grand des tsars. Je me garderai bien de mettre en question si le blé de la Livonie vaut mieux que celui de la Carélie, j'observerai seulement ici, monsieur, que l'agriculture a été très-négligée dans toute l'Europe jusqu'à nos jours.

L’Angleterre, dont vous me parlez, est un des pays les plus fertiles en blé; cependant ce n'est que depuis quelques années que les Anglais ont su en faire un objet de commerce immense. La nouvelle charrue et le semoir sont d'une utilité qui semble devoir désormais prévenir toutes les disettes. J'en ai vu beaucoup d'expériences, et je m'en sers avec succès dans deux de mes terres en France dans le voisinage de Genève. Vous voyez par là que les arts ne se perfectionnent qu'à la longue; et je vois aussi quelles obligations votre empire doit avoir à Pierre le Grand, qui lui a donné plusieurs arts, et en a perfectionné quelques uns.

Je me servirai du mot Russien, si vous le voulez; mais je vous supplie de considérer qu'il ressemble trop à Prussien, et qu'il en parait un diminutif ce qui ne s'accorde pas avec la dignité de votre empire. Les Prussiens s'appelaient autrefois Borusses, comme vous le savez, et, par cette dénomination, ils paraissaient subordonnés aux Russes. Le mot de Russe a d'ailleurs quelque chose de plus ferme, de plus noble, de plus original, que celui de Russien; ajoutez que Russien ressemble trop à un terme très-désagréable dans notre langue, qui est celui de ruffien; et, la plupart de nos dames prononçant les deux ss comme les ff, il en résulte une équivoque indécente qu'il faut éviter.3 Après toutes ces représentations, j'en passerai par ce que vous voudrez; mais le grand point, monsieur, l'objet important et indispensable, devant lequel presque tous les autres disparaissent, est le détail de tout ce qu'a fait Pierre le Grand d'utile et d'héroïque. Vous ne pouvez me donner trop d'instructions sur le bien qu'il a fait au genre humain. La plupart des gens de lettres de l'Europe me reprochent déjà que je vais faire un panégyrique, et jouer le rôle d'un flatteur; il faut leur fermer la bouche en leur faisant voir que je n'écris que des vérités utiles aux hommes.

J'espère aussi, monsieur, que vous voudrez bien me faire parvenir des mémoires fidèles sur les guerres entreprises par Pierre Ier, sur ses belles actions, sur celles de vos compatriotes, en un mot, sur tout ce qui peut contribuer à la gloire de l'empire et à la vôtre. 

J'ai l'honneur d'être, monsieur,

de Votre Excellence

votre très humble et très obéissant serviteur

Voltaire »

2  On la connait mais datée du 3 octobre 1758 .

3  Dans la lettre du 3 octobre 1758, Schouvalov fait à V* la remarque suivante : « Je vous prierai aussi instamment monsieur toutes les fois qu'il s'agira de notre nation de vouloir bien au lieu de Russes dire les Russiens . Ce mot est plus voisin de notre langue et paraît être meilleur […] . » La prononciation dont parle V* n'est guère attestée en dehors du fait connu que les petits-maîtres affectaient une sorte de zozotement . Ce qui est certain, c'est que dans l'écriture les deux s longs se confondaient aisément avec deux f . On nommait rufian ou rufien un débauché .

 

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