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18/11/2014

Ma fortune, qui me met au-dessus des petits intérêts, me permet d'embellir tous les lieux que j'habite ; voilà le revenu que j'en tire. Le plus fort de ce revenu consiste à soulager bien des malheureux

... Voila un homme qui ne s'est pas contenté de paroles, il a été cohérent avec sa pensée, son action est remarquable , Voltaire a réellement marqué le pays de Gex .

Combien de riches peuvent dire qu'ils embellissent le monde qui les entoure ?SUNP0028 embellir.jpg

 

 

 

« A Charles de BROSSES, baron de Montfalcon.
Aux Délices, 9 novembre [1759] 1
Le sieur Girod, monsieur, a raison de tâcher de vous bien servir. Mais il a tort de vous servir mal. Il veut travailler de son métier; il cherche à exciter des difficultés qui ne peuvent produire que du mal, tandis que je n'ai cherché qu'à faire du bien, et que je l'ai fait très-facilement. Je suis bien persuadé que vous vous en rapporterez à moi ; non-seulement je tiens en tout le marché que j'ai fait avec vous, mais j'ai été fort au delà. Je m'étais engagé à faire au bout de trois ans pour douze mille francs d'améliorations et de réparations à la terre que vous m'avez vendue à vie ; et j'en ai fait pour plus de quinze mille les premiers six mois ; j'ai planté quatre cents arbres dans le jardin ; j'ai fait sauter plus de soixante gros rochers qui étaient répandus dans les champs de froment, qui cassaient toutes les charrues et rendaient une partie de la semature 2 inutile: il y en a encore autant pour le moins à déraciner ; et je consume, pour labourer, plus de poudre à canon qu'au siège d'une ville. C'est une entreprise immense, mais qui augmentera bien un jour le prix de la terre : elle ne rapporte pas en effet deux mille francs 3; et cette année les simples frais de culture ont passé du double la recette, qui ne va pas à quinze cents. Vous savez que Chouet s'y était ruiné 4, et qu'il n'avait cru pouvoir se dédommager que par la contrebande des blés, commerce très-médiocre, très-indigne de moi, et que je ne ferai sûrement pas : c'est assez pour moi que mes terres me rapportent de quoi nourrir cinquante personnes environ aux Délices, du fourrage pour une vingtaine de chevaux, et du vin pour les domestiques ; ce qu'on peut vendre de surplus n'est presque rien.
Ma fortune, qui me met au-dessus des petits intérêts, me permet d'embellir tous les lieux que j'habite ; voilà le revenu que j'en tire. Le plus fort de ce revenu consiste à soulager bien des malheureux, tant à Tournay qu'à Ferney, et dans les terres intermédiaires que j'ai acquises entre ces deux seigneuries. La misère était horrible dans tout ce pays-là, et les terres n'étaient point ensemencées. Dieu merci ! elles le sont à présent.
Bétens, qui était en prison à Genève pour mille écus de dettes, et qui y serait mort si je n'avais pas payé pour lui 5, est actuellement en état de cultiver son petit bien. Je ne vous dis pas tout cela, monsieur, comme le Pharisien pour me vanter de mes bonnes œuvres; je ne suis pas non plus le Publicain ; mais je dois vous rendre compte de la manière dont je me conduis dans une terre qui vous reviendra après ma mort, et qui vous reviendra sûrement plus belle et plus utile du double que vous ne me l'avez vendue; je n'ai rien négligé de l'utile, prés, chemins, grange, pressoir, plantations; tout a été ou fait à neuf, ou réparé. Les plants de Bourgogne que j'ai faits réussissent, et j'espère que vous m'enverrez ceux que vous m'avez promis. Vous croyez bien, monsieur, que je ne compte pas, parmi les réparations et les embellissements qui m'ont déjà coûté quinze mille francs, le petit théâtre que j'ai construit. Cette dépense aurait pu passer chez les Grecs et chez les Romains pour un embellissement nécessaire ; mais il n'en est pas ainsi dans le mont Jura, aux portes de Genève.
Il faut à présent, monsieur, vous parler du petit bois qui fait le sujet des attentions fort inutiles du sieur Girod. Vous en aviez vendu près de la moitié au nommé Chariot ; dans cette moitié, il ne restait que des pins et des tronçons de chênes : j'ai eu la patience de faire déraciner tous ces tronçons. J'ai coupé les pins, dont la plus grande partie a servi aux réparations du château et des granges, et du tout j'ai fait un pré qui rapportera beaucoup plus que des pins et des troncs. Une quarantaine de chênes qu'il a fallu couper ont servi aux ponts-levis du château, aux barrières qui entourent les fossés, au pressoir, et à d'autres usages ; j'en ai donné quelques-uns à Mme Gallatin et au curé que vous m'avez recommandé. Au reste, monsieur, vous trouverez mes conditions exactement remplies, et il restera beaucoup plus de soixante chênes par arpent, l'un portant l'autre. Ainsi ne soyez nullement en peine. Il eût été difficile, vous le savez bien, que vous eussiez pu faire jamais avec personne un marché aussi avantageux que celui-ci. Je ne crois pas même qu'il y en ait d'exemple, et j'ai tout lieu de me flatter que vous ne me troublerez pas dans les services que je vous rends, à vous et à votre famille.
Au reste, je n'ai point fait tort à la mienne, que j'aime, en transigeant avec vous, et en faisant des dépenses si extraordinaires.
Je n'y ai mis que mon revenu. Bien des gens prodiguent le leur d'une manière moins estimable. Je mets mon plaisir à rendre fertile un pays qui ne l'était guère, et je croirai en mourant n'avoir point de reproches à me faire de l'emploi de ma fortune.
Je me flatte, monsieur, que la vôtre est en bon état, malgré les convulsions qu'éprouve la France. Il n'y a point de prospérité que je ne vous souhaite. On dit que monsieur votre frère 6 est dans un état de langueur qui ne lui permet guère de venir au pays de Gex. Je crois qu'il conviendrait assez qu'il voulût bien me faire avoir la capitainerie des chasses : j'aurais des gardes à mes dépens, et le pays aurait plus de gibier. Je me recommande à vos bontés et à votre amitié, ayant l'honneur d'être, monsieur, du meilleur de mon cœur, avec tous les sentiments que je vous dois, votre très-humble et très-obéissant serviteur.
VOLTAIRE ».

1 Vers cette date, de Brosses écrit à V* :  « (Premiers jours de novembre 1759.)
Vous m'avez trop accoutumé, monsieur, à l'agrément de vos lettres pour que je puisse vous laisser encore dans ce long silence que vous gardez avec moi. Je ne puis oublier ce vieux Tournay que vous avez voulu rajeunir, et bien moins encore la personne agréable qui l'habite. On dit que vous en avez fait le plus joli théâtre du monde. Ne me ferez-vous point de part des pièces que vous y faites représenter ? Car je ne doute guère que vous ne l'ayez honoré de quelques productions nouvelles. Le génie dramatique est un démon puissant qui ne laisse jamais en repos ceux qu'il possède à un degré si supérieur. Songez, je vous prie, que j'ai quelque droit à ce qui se passe dans ce bon vieux château, et qu'il ne peut être exercé par personne qui trouve plus de plaisir à tout ce que vous écrivez, ni qui le recherche avec plus d'empressement.
Je sais aussi que les amusements du dedans ne vous font pas négliger ceux du dehors, et ne prennent rien sur votre goût actuel et favori pour l'agriculture. Vous avez ordonné des merveilles dans ce grand pré qui, entre vos mains, est redevenu vert comme émeraude. Je crois cependant qu'il y en a un article à excepter, et
je ne vous conseillerai pas de faire couper et arracher tout ce bouquet de bois qui est voisin du pré dans lequel il avance. Il est vrai que le pré en serait plus carré à la vue ; mais c'est un terrain froid qu'il faut laisser en futaie, et qui ne poussera jamais en pré ; le bois donne de l'ébranchage et vous rendra davantage en cette nature . Rappelez-vous, je vous prie, que notre convention dit qu'on ne dénaturera rien essentiellement aux fonds, et qu'on laissera soixante pieds d'arbres actuels par pose dans la forêt. On en a tant coupé depuis notre traité qu'il s'en faut beaucoup qu'il en reste ce nombre en quantité d'endroits. Ce serait bien pis si on arrachait les troncs par la racine et minait le terrain en beaucoup d'autres endroits, comme dans la partie que j'avais fait exploiter par Charlot, et dans celle qui est voisine d'une terre appelée Tâte à la Vernioude. Mais je ne pense pas que vous ayez donné de pareils ordres ; vous savez bien qu'un usufruitier ne peut pas arracher les futaies, et je sais trop bien qu'après la parole que vous m'avez donnée, vous ne faites rien que vous n'imaginiez être pour le mieux. Il n'y aura jamais de difficulté entre nous. Mais il en peut un jour survenir entre d'autres, et le meilleur moyen de les prévenir est d'assurer l'état actuel des choses en dressant une reconnaissance en forme de la forêt, telle qu'elle vous a été remise en entrant en jouissance. C'est d'ailleurs un article indispensable pour vous, relativement au droit que vous y avez par notre traité. Il est à propos que cela se fasse tout de suite, parce que le terrain étant une fois miné, la reconnaissance de l'ancien état ne pourrait plus se faire, et il en naîtrait peut-être un jour des contestations que nous avons, l'un et l'autre, une égale envie de prévenir. Je vais faire prendre cet état qui vous sera communiqué, puisque nous y avons tous deux le même intérêt ; ne voulant, de-plus, rien faire ici ni ailleurs que d'un commun accord avec vous, dont je prise l'amitié plus que tous les bois du monde, et à qui j'ai eu l'honneur de vouer les sentiments les plus parfaits qu'on puisse exprimer et les plus inaltérables. De Brosses. »

3 Note de de Brosses : « Je lui ai remis le bail de 3300 livres qu'il n'a pas voulu entretenir parce qu'il y aurait perdu en effet . » Il écrit aussi dans une lettre à V* : « Quant à ce que vous me marquez que vous ne tirerez que 2,000 livres de rente de Tournay, je puis à cela vous répondre en un mot qu'il n'a tenu qu'à vous d'en tirer 3,200 livres; c'était, lors de notre traité, le prix du bail actuel, dont il y avait encore plusieurs années à écouler. Je vous ai remis en main ce bail avec la soumission du fermier de le continuer à 3,300 livres. Vous avez exigé de moi la résolution du bail ; et il m'a fallu donner pour cela 900 livres au fermier, que je n'étais nullement curieux de lui donner. Que si le sieur Chouet s'est ruiné dans cette ferme, comme vous me l'écrivez, rien n'est plus adroit de sa part, car assurément on ne pouvait, au vu et su de tout le monde, être plus parfaitement ruiné qu'il l'était quand il est revenu de Livourne et qu'il a pris cette ferme. Il y a vécu plusieurs années. Il m'a bien payé : ce ne peut être que sur le produit de la ferme, puisqu'il n'avait rien d'ailleurs. Ce n'est pas que je n'aie été très-content de me défaire d'un homme tout à fait déraisonnable et toujours ivre, je le suis encore bien davantage de voir à Tournay une personne telle que vous.. »

4 Note de de Brosses : « Faux tout le long » .

5 Note de de Brosses : « En profitant de la nécessité où il se trouvait, pour acheter son bien à vil prix . ».

Il me semble bien que de Brosses est aigri et de mauvaise foi (James).

 

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