23/04/2015
est-il vrai que de cet ouvrage immense, et de douze ans de travaux, il reviendra vingt-cinq mille francs à Diderot , tandis que ceux qui fournissent du pain à nos armées gagnent vingt mille francs par jour ?
... Et qui va toucher des ristournes fabuleuses/dessous de tables/pots de vin pour la vente de nos merveilleux Rafales ? Pas vous, pas moi , pas Diderot !
« A Jean Le Rond d'ALEMBERT.
25 d'avril [1760].
Mon cher et digne philosophe, j'avoue que je ne suis pas mort,1 mais je ne peux pas dire que je sois en vie. Berthier se porte bien, et je suis malade ; Abraham Chaumeix digère, et je ne digère point : aussi ma main ne vous écrit pas, mais mon cœur vous écrit; il vous dit qu'il est sensiblement affligé de voir les fanatiques réunis pour accabler les philosophes, tandis que les philosophes, divisés, se laissent tranquillement égorger les uns après les autres.
C'est grand dommage que Jean-Jacques se soit mis tout nu dans le tonneau de Diogène; c'est le sûr moyen d'être mangé des mouches. Est-il possible qu'on laisse jouer cette farce impudente dont on nous menace ?2 c'est ainsi qu'on s'y prit pour perdre Socrate. Je ne crois pas que la comédie des Nuées 3 approche des opéras-comiques de la Foire. Je crois Favart 4 et Vadé 5 fort supérieurs au Gilles d'Athènes, quoi qu'en dise Mme Dacier; mais enfin ce fut par là que les prêtres commencèrent à préparer la ruine des sages. La persécution éclate de tous côtés dans Paris ; les jansénistes et les jésuites se joignent pour égorger la raison, et se battent entre eux pour les dépouilles. Je vous avoue que je suis aussi en colère contre les philosophes qui se laissent faire que contre les marauds qui les oppriment. Puisque je suis en train de me fâcher, je passe à Luc; il fait le plongeon, il désavoue ses Œuvres, il les fait imprimer tronquées 6 : cela est bien plat, quand on a cent mille hommes; mais cet homme-là sera toujours incompréhensible. Il m'envoie tous les huit jours des paquets les plus outrecuidants, les plus terribles, de vers et de prose; des choses à faire coffrer le receveur, si le receveur était à Paris ; et il ne m'envoie point l'épître 7 qu'il vous a adressée 8, qui est, dit-on, son meilleur ouvrage. Il ne sait pas trop ce qu'il veut, et sait encore moins ce qu'il deviendra. Il serait bien à souhaiter qu'il se mît à devenir sage ; il eût été le plus heureux des hommes s'il avait voulu, et il valait cent fois mieux être le protecteur de la philosophie que le perturbateur de l'Europe. Il a manqué une belle vocation : vous devriez bien lui en dire deux mots, vous qui savez écrire, et qui osez écrire. Il est très-faux que l'abbé de Prades l'ait trahi ; il écrivait seulement au ministre de France pour avoir la permission de faire un voyage en France, et cela dans un temps où nous n'étions pas en guerre avec le Brandebourg. S'il avait en effet tramé une trahison contre son bienfaiteur, soyez très-persuadé qu'on ne se serait pas borné à lui donner un appartement dans la citadelle de Magdebourg.
Vous savez que Darget a mieux aimé un petit emploi subalterne à Paris que deux mille écus de gages, et le magnifique titre de secrétaire. Algarotti a préféré sa liberté à trois mille écus de gages, je dis trois mille écus d'empire. Vous savez que Chazot 9 a pris le même parti ; vous savez que Maupertuis, pour s'étourdir, s'était mis à boire de l'eau-de-vie 10, et en est mort. Vous savez bien d'autres choses; vous savez surtout que vous n'avez une pension de cinquante louis que comme un hameçon. Faites vos réflexions sur tout cela ; je me fie à votre probité, et je veux avoir votre amitié.
Mandez-moi, je vous en prie, à quoi en est la persécution contre les seuls hommes qui puissent éclairer le genre humain.
N'imitez pas le paresseux Diderot; consacrez une demi-heure de temps à me mettre un peu au fait. On prétend que la cabale dit : Oportet Diderot mori pro populo 11 .
Le Dictionnaire encyclopédique continue-t-il ? sera-t-il défiguré et avili par de lâches complaisances pour des fanatiques ? ou bien sera-t-on assez hardi pour dire des vérités dangereuses ? est-il vrai que de cet ouvrage immense, et de douze ans de travaux, il reviendra vingt-cinq mille francs à Diderot 12, tandis que ceux qui fournissent du pain à nos armées gagnent vingt mille francs par jour ? Voyez vous Helvétius ? connaissez-vous Saurin ? qui est l'auteur de la farce contre les philosophes ? qui sont les faquins de grands seigneurs 13, et les vieilles p... dévotes de la cour 14 qui le protègent ? Écrivez-moi par la poste, et mettez hardiment : A Voltaire, gentilhomme ordinaire du roi, au château de Ferney, par Genève; car c'est à Ferney que je vais demeurer, dans quelques semaines.
Nous avons Tournay pour jouer la comédie, et les Délices sont la troisième corde à notre arc. Il faut toujours que les philosophes aient deux ou trois trous sous terre, contre les chiens qui courent après eux. Je vous avertis encore qu'on n'ouvre point mes lettres, et que, quand on les ouvrirait, il n'y a rien à craindre du ministre des affaires étrangères, qui méprise autant que nous le fanatisme moliniste, le fanatisme janséniste et le fanatisme parlementaire. Je m'unis à vous en Socrate, en Confucius, en Lucrèce, en Cicéron, et en tous les autres apôtres ; et j'embrasse vos frères, s'il y en a, et si vous vivez avec eux. »
1 Voir en note de la lettre du 21 avril 1760 à Collini, ce qu'en disait d'Alembert dans sa lettre du 14 avril à laquelle V* répond ici : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2015/04/18/on-m-a-dit-mort-cela-n-est-pas-entierement-vrai-5605707.html
2 Les Philosophes, de Palissot ; d'Alembert, en post scriptum écrivait : « Il ne manquait plus à la philosophie que le coup de pied de l'âne . On va jouer sur le théâtre de la Comédie française une pièce intitulée Les Philosophes modernes . Préville doit y marcher à quatre pattes pour représenter Rousseau . Cette pièce est fort protégée . Versailles la trouve admirable . » Dans sa lettre du 6 mai, après trois représentations de la pièce qu'il n'a pas vue et ne veut pas voir, il précisera : « Nous n'y sommes attaqués personnellement ni l'un ni l'autre, les seuls maltraités sont Helvétius, Diderot, Rousseau, Duclos, Mme Geoffrin, et Mlle Clairon qui a tonné contre cette infamie […] Les producteurs femelles (déclarés) de cette pièce sont Mmes de Villeroy, de Robecq, et du Deffand votre amie, et ci-devant la mienne […] En hommes , il n'y a […] que maître Aliboron, dit Fréron […] elle ne peut avoir été jouée sans protecteurs puissants […] tous la désavouent . Les seuls qui soient un peu plus francs , sont Séguier et Joly de Flleury . » Choiseul dira laconiquement, en post scriptum de sa lettre du 8 mai : « Je n'ai point vue la pièce contre les philosophes, je l'ai lue ; le fond peut être mauvais, la diction en est bonne, les vers bien faits et la morale approuvable. »
3 Titre d'une pièce d'Aristophane que V* désigne plus loin sous le nom peu agréable de « Gilles d’Athènes »
4 Charles-Simon Favart qui écrivit de nombreuses pièces à succès destinées à l'Opéra-Comique et eu Théâtre des Italiens . Pur charmantes que soient souvent ses comédies elles ne peuvent être comparées avec celles d’Aristophane . Voir : http://blog.bnf.fr/gallica/index.php/2010/03/13/charles-simon-favart-1710-1792/
5 Jean-Joseph Vadé qui mit à la mode le genre « poissard » . il était mort depuis le 4 juillet 1757 et l'on voit souvent V* mentionner, dès la présente époque « Mlle Vadé » qui jouera encore un rôle involontaire dans les Contes de Guillaume Vadé, réellement écrits par V* en 1764 . Voir : http://www.paperblog.fr/1180887/jean-joseph-vade-ecrivain-chansonnier-poete-grivois-et-poissard/
6 Voir lettres du 7 janvier 1760 à Darget : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2015/01/15/mon-cher-camarade-je-peux-vous-repondre-que-vous-ne-serez-ja-5534290.html
et du 2 février 1760 à d'Argental : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2015/02/06/corrigeons-limons-rabotons-polissons-vilain-travail-et-travaille-vilain.html
7 Il l'envoya le 1er mai ; voir la lettre de Frédéric II : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6514333b/f388.texte.r=3485
8« Il faudrait imprimer à la suite du discours de notre nouveau confrère [Pompignan]une épître que je viens de recevoir du roi de Prusse contre les fanatiques . Les dévots, les jésuites, et notre saint-père le pape y sont bien traités » . Sur l4Epître à d'Alembert […] voir la lettre du 14 avril 1760à Mme de Fontaine : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2015/04/10/mettez-nous-je-vous-en-prie-un-peu-au-fait-non-pas-de-ce-qui-5600503.html
9 Le chevalier François-Egmont de Chasot ; voir : http://friedrich.uni-trier.de/de/oeuvres/25/III/text/?h=C...|Egmont
10 Il y a là quelque exagération mais il est vrai que Maupertuis avait contracté à Berlin ,dans l'entourage du roi, certaines habitudes d'intempérance . Voici un billet adressé par Frédéric à Maupertuis, pendant que ce dernier
était encore à Berlin : « Je vous envoie le sieur Cothenius, un des plus grands charlatans de ce pays. Il a eu le bonheur de réussir quelquefois, par hasard, et je souhaite qu'il ait le même sort avec vous. Il vous ordonnera bien des remèdes; pour moi, je ne vous défends que les liqueurs; mais je vous les défends entièrement. » — Ce charlatan, médecin de Frédéric, est nommé Codénius, dans une lettre antérieure ..
11 Parodie de l'évangile de Jean, XVIII, 14. : il convient que Diderot meure pour le peuple .
12 Davantage, puisqu'il recevait 2500 francs par volume .
13 Le duc de Choiseul en était un.
14 Parmi ces « dévotes de la cour » on peut citer Mme de Robecq qui fut une amie de V* et qui devait mourir le 4 juillet 1760, ce qui fera dire à Mme du Deffand , le 5 juillet 1760 : » […] elle a trop tardé, six mois plus tôt nous auraient épargné une immensité de mauvais ouvrages . »
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