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29/12/2016

Quoi ! sérieusement, vous voulez rendre la théologie raisonnable ? mais il n’y a que le diable de La Fontaine à qui cet ouvrage convienne

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De prime abord, "théologie" et "raisonnable" m'ont parus comme l'huile et l'eau, incompatibles, ou alors seulement elles bien secoué(e)s et nous donnant une mayonnaise plus ou moins digeste , enfer et damnation !

 http://www.eglise-numerique.org/2015/04/retour-sur-une-te...

 

 

 

« Au cardinal François-Joachim de Pierre de Bernis

Aux Délices , ce 28 décembre [1761] 1

Monseigneur, Les chevaux et les Ânes 2 étaient une petite plaisanterie ; je n’en avais que deux exemplaires, on s’est jeté dessus ; car nous avons des virtuoses. Si je les retrouve, Votre Éminence s’en amusera un moment ; ce qui m’en plaisait surtout, c’est que le théatin Boyer était au rang des ânes.

Voyez, je vous prie, si je suis un âne dans l’examen de Rodogune. Vous me trouverez bien sévère, mais je vous renvoie à la petite apologie que je fais de cette sévérité à la fin de l’examen. Ma vocation est de dire ce que je pense, fari quae sentiam 3: et le théâtre n’est pas de ces sujets sur lesquels il faille ménager la faiblesse, les préjugés et l’autorité. Je vous demande en grâce de consacrer deux ou trois heures à voir en quoi j’ai raison et en quoi j’ai tort. Rendez ce service aux lettres, et accordez-moi cette grâce. Dictez il vostro parere 4 à votre secrétaire. Vous lirez au coin du feu, et vous dicterez sans peine des jugements auxquels je me conformerai.

Bene si potria dir, frate, tu vei

L’altrui monstrando, e non vedi il tuo fallo 5.

Et puis vous me parlerez de poutre et de paille dans l’œil 6; à quoi je répondrai que je travaille jour et nuit à rapetasser mon Cassandre, et que je pourrai même vous sacrifier ce poignard qu’on jette au nez des gens, etc., etc., etc.

Quoi ! sérieusement, vous voulez rendre la théologie raisonnable ? mais il n’y a que le diable de La Fontaine à qui cet ouvrage convienne. C’est La chose impossible  7.

Laissez là saint Thomas s’accorder avec Scot 8. J’ai lu ce Thomas, je l’ai chez moi ; j’ai deux cents volumes sur cette matière, et qui pis est, je les ai lus. C’est faire un cours de Petites-Maisons. Riez, et profitez de la folie et de l’imbécillité des hommes. Voilà, je crois, l’Europe en guerre pour dix ou douze ans. C’est vous, par parenthèse, qui avez attaché le grelot 9. Vous me fîtes alors un plaisir infini. Je ne croyais point que le sanglier 10 que vous mettiez à la broche fût d’une si dure digestion. C’est, je crois, la faute de vos marmitons. Une chose me console, avant que je meure : c’est que je n’ai pas peu contribué, tout chétif atome que je suis, à rendre irréconciliables certain chasseur et votre sanglier. J’en ris dans ma barbe ; car, quand je ne souffre pas, je ris beaucoup, et je tiens qu’il faut rire tant qu’on peut. Riez donc, monseigneur, car, au bout du compte, vous aurez toujours de quoi rire. Je me sens pour vous le goût le plus tendre et le plus respectueux. Je me souviens toujours de vos grâces, de votre belle physionomie, de votre esprit ; vivez felix 11. Daignez m’aimer un peu, vous me ferez un plaisir extrême. »

 

1 V* répond à une lettre de Bernis du 24 décembre 1761 , où celui-ci écrivait : « Vous êtes curieux de savoir […] si je cultive encore les lettres . J'ai abandonné totalement la poésie depuis onze ans . Je savais que mon petit talent me nuisait dans mon état et à la cour […] J'aime l'histoire . Je lis, ou me fais lire quatre heures par jour . […] J'écris ou je dicte deux heures […] Je n'ai point abandonné Horace , ni Virgile . Je reviens toujours à eux avec plaisir . Vous dites que le cardinal de Richelieu faisait de la théologie à Luçon . Je suis tenté bien souvent de la réduire à ses véritables bornes ; c'est à dire de la dépouiller de toutes les questions étrangères au dogme, et d'enseigner par cette méthode l'art d'éteindre toutes les disputes d'école qui ont été, sont et seront la source des plus grands troubles et des plus grands crimes . Vous me demandez si je suis heureux ? Oui tant que l'humeur de la goutte ne me tracasse pas . Les grandes places m'avaient rendu malheureux, parce que je sentais que je ne pouvais y acquérir la réputation que mon âme ambitionnait, ni y faire le bien de ma patrie . J'étais trop sensible aux maux publics, quand le public avait droit de m'en demander la guérison . Envoyez-moi Les Ânes et les chevaux , s'il est convenable de me les envoyer . »

3 Dire ce que je pense ; réminiscence d'Horace, Épîtres, I, iv, 9 .

4 Ce qu'il vous en semble .

5 Heureux si je pouvais dire : Frère, tu vois pour montrer du doigt autrui, et tu ne vois pas ta propre faute .

6 Évangile selon Matthieu, VII, 3 .

7 Titre d'un conte de La Fontaine, IV, 14 ; http://www.lafontaine.net/lesContes/imprimeConte.php?id=61

8 Citation de Boileau, Satires, VIII, 229 .

9 A l'époque , on considérait généralement que la politique autrichienne de Bernis avait précipité la guerre ; en fait cette politique était clairvoyante à l'égard des ambitions de Frédéric II, et n’échoua que par l'infériorité des chefs militaires français ou alliés par rapport à Frédéric .« Nous parlerons quelque jour du grelot que vous dites que j’ai attaché, répondit Bernis le 30 janvier 1762, et des marmitons qu’on a voulu employer malgré moi. J’ai connu un architecte à qui on a dit : Vous ferez le plan de cette maison, mais bien entendu que l’ouvrage commencé, les piqueurs, ni les maçons, ni les manœuvres, ne seront point sous votre direction, et s’écarteront de votre plan autant qu’il leur conviendra de le faire. » (Georges Avenel.)

10 Le chasseur est Choiseul, le sanglier, Frédéric II .

11 Heureux .

 

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