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04/02/2019

On n’est occupé que des énormes sottises qu’on fait de tous côtés : Le raisonner tristement s’accrédite . Comment voulez-vous que la société soit agréable avec tout ce fatras pédantesque ?

... Quand reviendra l'heureux temps, s'il en fût un, où l'on cessera d'ergoter sur tous les désagréments de la vie .

Je n'en dirai pas plus pour n'ajouter aucune matière aux  donneurs de leçons . Le "grand débat" tourne à grand débit pour le grand plaisir des papetiers et imprimeurs, les affaires reprennent .

 Pour mémoire et sourire, un destructeur d'idioties, remarquable Pierre Desproges : https://www.youtube.com/watch?v=ejVrbqEUnec

 

 

 

« A Marie de Vichy de Chamrond, marquise du Deffand

27è janvier 1764 aux Délices 1

Oui, je perds les deux yeux : vous les avez perdus,

O sage du Deffand : est-ce une grande perte ?

Du moins nous ne reverrons plus

Les sots dont la terre est couverte.

Et puis tout est aveugle en cet humain séjour ;

On ne va qu’à tâtons sur la machine ronde.

On a les yeux bouchés, à la ville, à la cour ;

Plutus, la Fortune, et l’Amour,

Sont trois aveugles-nés qui gouvernent le monde.

Si d’un de nos cinq sens nous sommes dégarnis,

Nous en possédons quatre ; et c’est un avantage

Que la nature laisse à peu de ses amis,

Lorsqu’ils parviennent à notre âge.

Nous avons vu mourir les papes et les rois ;

Nous vivons, nous pensons, et notre âme nous reste.

Épicure et les siens prétendaient autrefois

Que ce sixième sens était un don céleste

Qui les valait tous à la fois.

Mais quand notre âme aurait des lumières parfaites,

Peut-être il serait encor mieux

Que nous eussions gardé nos yeux,

Dussions-nous porter des lunettes.

Vous voyez, madame, que je suis un confrère assez occupé des affaires de notre petite république de quinze-vingts. Vous m’assurez que les gens ne sont plus si aimables qu’autrefois . Cependant les perdrix et les gélinottes ont tout autant de fumet aujourd’hui qu’elles en avaient dans votre jeunesse ; les fleurs ont les mêmes couleurs. Il n’en est pas ainsi des hommes . Le fond en est toujours le même, mais les talents ne sont pas de tous les temps ; et le talent d’être aimable, qui a toujours été assez rare, dégénère comme un autre. Ce n’est pas vous qui avez changé, c’est la cour et la ville, à ce que j’entends dire aux connaisseurs. Cela vient peut-être de ce qu’on ne lit pas assez les Moyens de plaire de Moncrif 2. On n’est occupé que des énormes sottises qu’on fait de tous côtés :

Le raisonner tristement s’accrédite 3.

Comment voulez-vous que la société soit agréable avec tout ce fatras pédantesque ?

Vraiment on vous doit l’hommage d’une Pucelle. Un de vos bons mots est cité dans les notes de cet ouvrage théologique (3)4. Il n’y a pas moyen de vous l’envoyer, comme vous dites, sous le couvert de la reine ; et on n’aurait pas même osé l’adresser à la reine Berthe. Mais sachez que, dans le temps présent, il est impossible de faire parvenir aucun livre imprimé des pays étrangers à Paris, quand ce serait le Nouveau Testament 5. Le ministre même dont vous me parlez 6 ne veut pas que j’envoie rien, ni sous son enveloppe, ni à lui-même. On est effarouché, et je ne sais pourquoi. Prenez votre parti et si dans quinze jours je ne vous envoie pas Jeanne par quelque honnête voyageur, dites à M. le président Hénault qu’il vous en fasse trouver une par quelque colporteur. Cela doit coûter trente ou quarante sous . Il n’y a point de livre de théologie moins cher.

Je suis fâché que votre ami soit si couru ; vous en jouissez moins de sa société ; et c’est une grande perte pour tous deux. J’achève doucement ma vie dans la retraite, et dans la famille que je me suis faite.

Adieu, madame ; courage ! faisons de nécessité vertu. Savez-vous que c’est un proverbe tiré de Cicéron ?7 »

1 V* répond à une lettre du 14 janvier 1764 . Cette lettre fut imprimée avec ce titre : Aux Plaisirs, 27 Janvier 1764. (Georges Avenel )

2 François-Auguste Paradis de Moncrif, Essai sur la nécessité et les moyens de plaire, 1738, auquel V* fait allusion dans Jeannot et Colin . Voir : https://books.google.fr/books/about/Essais_sur_la_n%C3%A9cessit%C3%A9_et_sur_les_moy.html?id=ZLmz3XtsqbwC&printsec=frontcover&source=kp_read_button&redir_esc=y#v=onepage&q&f=false

5 Ces six derniers mots manquent dans toutes les éditions de même que la fin de la phrase précédente ( comme vous dîtes … reine Berthe ) .

6 Non pas Praslin, comme le pense Charrot, mais le duc de Choiseul ainsi que l'indique la lettre de Mme Du Deffand citée plus haut : « […] adressez-la à M. le duc de Choiseul, ainsi que tous vos contes, sous une double enveloppe et je vous assure que cela me parviendra . »

7 Ce proverbe ne vient pas spécifiquement de Cicéron, mais il est commun en latin .

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