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14/11/2020

Je vous aime assez pour vous apprendre des secrets que je ne devrais dire à personne , et je compte assez sur votre probité, sur votre amitié pour être sûr que vous garderez le silence que je romps avec vous

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« A Jean Le Rond d'Alembert

8 juillet [1765]1

Mon cher philosophe votre lettre m'a pénétré le cœur . Je vous aime assez pour vous apprendre des secrets que je ne devrais dire à personne , et je compte assez sur votre probité, sur votre amitié pour être sûr que vous garderez le silence que je romps avec vous . Je ne vous parle point de l'intérêt que vous avez à vous taire : tout intérêt est chez vous subordonné à la vertu .

La plupart des lettres sont ouvertes à la poste . Les vôtres l'ont été depuis longtemps . Il y a quelque mois que vous m'écrivîtes, que direz-vous des ministres vos protecteurs ou plutôt vos protégés ?2 Et l'article n'était pas à leur louange . Un ministre m'écrivis quinze jours après, je ne suis pas honteux d'être votre protégé, mais etc.3 Ce ministre paraissait très irrité . On prétend encore qu'on a vu une lettre de vous à l'impératrice de Russie dans laquelle vous disiez, la France ressemble à une vipère, tout est bon , hors la tête 4. On ajoute que vous avez écrit dans ce goût au roi de Prusse . Vous sentez bien mon cher philosophe combien il a été inutile que je vous aie rendu justice, et que j'aie écrit à ceux qui se plaignaient ainsi de vous que vous êtes l'homme qui fait le plus d'honneur à la France . La voix d'un pauvre Jean criant dans le désert 5, et surtout d'un Jean persécuté ne fait pas un grand effet . Voilà donc où vous en êtes . C'est à vous à tout peser, voyez si vous voulez vous transplanter à votre âge, et s'il faut que Platon aille chez Denis, ou que Platon reste en Grèce . Votre cœur et votre raison sont pour la Grèce . Vous examinerez si en restant dans Athènes vous devez rechercher la bienveillance des Périclès . Je suis persuadé que le ministre qui n'a rien répondu sur votre pension ne garde ce silence que parce qu'un autre ministre lui a parlé 6. On est fâché contre vous depuis la Vision 7. Je sentis cruellement le coup que cette Vision porterait aux philosophes . Je vous le mandai 8, vous ne me crûtes pas mais j'étais très instruit . Mme la princesse de Robecque n'apprit qu'elle était en danger de mort que par cette brochure . Jugez quel effet elle dut faire . Depuis ce temps des trésors de colère se sont amassés contre nous, et vous ne l'ignorez pas .

J'ai cru apercevoir au travers de ces nuages qu'on vous estime comme on le doit, et qu'on aurait désiré votre estime .

Je sais bien que vous ne ferez jamais de démarche qui répugne à la hauteur de votre âme, mais il vous faut votre pension . Voulez-vous me faire votre agent quoique je ne sois pas sur les lieux ? Il y a un homme qui est dans une très grande place, et qui est mécontent de vous 9. Il n'est pas impossible que son ressentiment ait influé sur le refus ou sur le délai de la justice qu'on vous doit . Permettez-vous que je prenne la liberté de lui écrire ? Je suis sans conséquence, je ne compromettrais ni lui ni vous . Je lui proposerai une action généreuse . Il est très capable de la faire , très capable aussi de se moquer de moi, mais j'en courrai volontiers les risques, et rien ne retombera sur vous . Je ne ferai rien assurément sans avoir vos instructions que vous pourriez me faire parvenir en toute sûreté par la  voie dont vous vous êtes déjà servi .

On crie contre les philosophes . On a raison , car si l'opinion est la reine du monde, les philosophes gouvernent cette reine . Vous ne sauriez croire combien leur empire s'étend . Votre Destruction a fait beaucoup de bien . Bon soir, je suis las d'écrire, je ne le serai jamais de vous lire et de vous aimer .

V. »

1 D'Alembert a écrit le 30 juin à V* : https://fr.wikisource.org/wiki/Correspondance_(d%E2%80%99Alembert)/Correspondance_avec_Voltaire/062

Le même jour Du Pan écrit à Freudenreich : « Il y a peut-être demain comédie à Ferney , on y attend à la fin du mois Mlle Clairon . Voltaire avait détruit son théâtre . Il vient de le faire raccommoder, mais il n'y a place que pour vingt-cinq spectateurs . »

3 Lettre non connue, mais il est clair par la réponse de d'Alembert qu'il s'agit de Choiseul .

4 D'Alembert a bien écrit cela à Catherine II le 16 juin 1764 ; http://dalembert.academie- sciences.fr/Correspondance/oeuvres.php?Datedeb=01-01-1764&Datefin=31-12-1764

Sa lettre a dû être ouverte par le cabinet noir et Choiseul informé en parler à V*.

5 Évangile selon Matthieu, III, 3 ; Marc, I, 3 ; Luc, III, 4 ; Jean , I, 23.

6Voir lettre du 24 juin 1765 à d'Alembert, le ministre en question est alors Saint-Florentin : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2020/10/16/nous-avons-besoin-des-hommes-d-etat-pour-nous-defendre-contr-6270423.html

7 La Vision de Palissot, de Morellet, 1760 ; voir lettre du 31 mai 1760 à Chennevières : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2015/05/29/faites-moi-le-plaisir-mon-cher-ami-5631086.html

9 Sans doute encore Choiseul .

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