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29/07/2022

Il me semble que celui qui veut s’instruire doit préférer ses yeux à ses oreilles ; mais, pour celui qui ne veut que s’amuser, je consens de tout mon cœur qu’il soit aveugle, et qu’il puisse écouter des bagatelles toute la journée

... Facebook, Instagram, Twitter etc. permettent l'exact contraire, les bagatelles sont écrites, plutôt mal ; l'instructif est donné essentiellement par la radio; c'est du moins ce que je crois maintenant .

 

 

« A James Marriott

26è février 1767

Monsieur, je prends le parti de vous écrire par Calais plutôt que par la Hollande, parce que, dans le commerce des hommes comme dans la physique, il faut toujours prendre la voie la plus courte. Il est vrai que j’ai passé près de trois mois sans vous répondre ; mais c’est que je suis plus vieux que Milton, et que je suis presque aussi aveugle que lui. Comme on envie toujours son prochain, je suis jaloux de milord Chesterfield, qui est sourd 1. La lecture me paraît plus nécessaire dans la retraite que la conversation. Il est certain qu’un bon livre vaut beaucoup mieux que tout ce qu’on dit au hasard. Il me semble que celui qui veut s’instruire doit préférer ses yeux à ses oreilles ; mais, pour celui qui ne veut que s’amuser, je consens de tout mon cœur qu’il soit aveugle, et qu’il puisse écouter des bagatelles toute la journée.

Je conçois que votre belle imagination est quelquefois très ennuyée des tristes détails de votre charge. Si on n’était pas soutenu par l’estime publique et par l’espérance, il n’y a personne qui voulût être avocat général. Il faut avoir un grand courage, quand on fait d’aussi beaux vers que vous, pour s’appesantir sur des matières contentieuses, et pour deviner l’esprit d’un testateur et l’esprit de la loi.

Ma mauvaise santé ne m’a jamais permis de me livrer aux affaires de ce monde ; c’est un grand service que mes maladies m’ont rendu. Je vis depuis quinze ans dans la retraite avec une partie de ma famille . Je suis entouré du plus beau paysage du monde. Quand la nature ramène le printemps, elle me rend mes yeux, qu’elle m’a ôtés pendant l’hiver . Ainsi j’ai le plaisir de renaître, ce que les autres hommes n’ont point.

Jean-Jacques, dont vous me parlez, a quitté son pays pour le vôtre, et moi j’ai quitté, il y a longtemps, le mien pour le sien, ou du moins pour le voisinage. Voilà comme les hommes sont ballottés par la fortune. Sa sacrée Majesté le Hasard décide de tout.

Le cardinal Bentivoglio, que vous me citez, dit à la vérité beaucoup de mal du pays des Suisses, et même ne traite pas trop bien leurs personnes ; mais c’est qu’il passa du côté du mont Saint-Bernard, et que cet endroit est le plus horrible qu’il y ait dans le monde 2. Le pays de Vaud au contraire, et celui de Genève, mais surtout celui de Gex, que j’habite, forment un jardin délicieux. La moitié de la Suisse est l’enfer, et l’autre moitié est le paradis.

Rousseau a choisi, comme vous le dites, le plus vilain canton de l’Angleterre : chacun cherche ce qui lui convient ; mais il ne faudrait pas juger des bords charmants de la Tamise par les rochers de Derbyshire. Je crois la querelle de M. Hume et de Jean-Jacques terminée, par le mépris public que Rousseau s’est attiré, et par l’estime que M. Hume mérite. Tout ce qui m’a paru plaisant, c’est la logique de Jean-Jacques, qui s’est efforcé de prouver que M. Hume n’a été son bienfaiteur que par mauvaise volonté . Il pousse contre lui trois arguments qu’il appelle trois soufflets sur la joue de son protecteur 3. Si le roi d’Angleterre lui avait donné une pension, sans doute le quatrième soufflet aurait été pour Sa Majesté. Cet homme me paraît complètement fou. Il y en a plusieurs à Genève. On y est plus mélancolique encore qu’en Angleterre ; et je crois, proportion gardée, qu’il y a plus de suicides à Genève qu’à Londres. Ce n’est pas que le suicide soit toujours de la folie. On dit qu’il y a des occasions où un sage peut prendre ce parti ; mais, en général, ce n’est pas dans un accès de raison qu’on se tue.

Si vous voyez M. Franklin 4, je vous supplie, monsieur, de vouloir bien l’assurer de mon estime et de ma reconnaissance. C’est avec ces mêmes sentiments que j’ai l’honneur d’être avec beaucoup de respect, monsieur, votre, etc. »

1 Voltaire a publié, en 1775, Les Oreilles du comte de Chesterfield et Le chapelain Goudman ; voir : https://fr.wikisource.org/wiki/Les_Oreilles_du_Comte_de_Chesterfield_et_le_Chapelain_Goudman

2 Guide Bentivoglio, Lettere, ed. Borgioli, 1807, P ; 3-5.

3 Dans la lettre de J.-J. Rousseau à Hume, du 10 juillet 1766, il y a troisième soufflet sur la joue de mon patron.

4 Benjamin Franklin, né en 1706, mort en 1790. En réalité Marriott n'est pas aussi étroitement associé à Franklin que le croit V*.

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