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26/03/2025

Je ferai probablement comme tous les autres hommes, je mourrai en ayant des projets et des désirs inutiles

... Dure réalité . En attendant, faisons le maximum possible d'utile .

C'est dit . Hier était la journée de la procrastination; aujourd'hui, en avant ...

 

 

« A Marie-Louise Denis

11è septembre 1769

J’ai tant de choses à vous dire, ma chère amie, que je ne vous dirai presque rien . J'ai été fort malade, je le suis presque toujours ; cet état est à mon sens le plus triste de tous . On n'ose alors faire aucun projet ; le corps, et ce qu’on appelle l'âme sont également accablés ; l'amitié même, loin d'être une consolation, augmente nos peines, parce que nous sentons alors que nous allons quitter tout ce que nous aimons . Songez à votre santé, c'est de là que tout dépend . L'hiver qui s'approche me fait frémir pour vous et pour moi . Je me suis amusé cet été à nourrir des vers à soie ; j’ai fait de la soie ; j'ai fait quelques mailles à une paire de bas qu'on tricote pour vous ; mais cet ouvrage est plus long à faire qu'une tragédie ; il y a un mois qu'on tricote, et nous n'en sommes encore qu'à la moitié .

J'ai pris le parti d'en faire travailler une paire au métier pour Mme la duchesse de Choiseul pour qu'elle eût le premier bas de soie qu'on ait fait dans le pays de Gex, et pour que son mari qui fait bientôt bâtir sa ville de Versoix, vit qu'on peut établir des manufactures dans sa colonie .

J'avais demandé à Mme de Choiseul, qu'on dit posséder le plus joli petit pied du monde, un de ses souliers pour prendre juste ma mesure . Elle m'a envoyé un soulier de treize pouces de long . Je l'ai appelée Mme Gargantua , et je lui ai envoyé des bas pour les enfants de Mme Gigogne .

L'intendant de Bourgogne 1 est actuellement à Versoix ; et l'on attend M. de Bourcet 2 . On va tracer la ville , et acheter les terrains ; M. Amelot est venu chez moi avec toute sa suite . Je ne suis pas en état de lui rendre sa visite et de grossir sa cour .

De vous dire ce que je deviendrai, c'est ce que je n'ose faire, car je n'en sais rien . Je ferai probablement comme tous les autres hommes, je mourrai en ayant des projets et des désirs inutiles .

Je me suis bien douté que M. de Wim 3 ne répondrait pas à Mme Lelong 4. C'est une affaire qu'il faut abandonner . C'est depuis longtemps un assez grand chagrin pour moi d'être exposé aux caprices de M. de Wim, avec qui je ne voulais jamais avoir rien à démêler ; qui a de l'humeur très mal à propos ; et qui est opiniâtre dans les plus petites choses .

Il serait bien plus convenable et bien plus utile que vous priassiez sérieusement M. d'Hornoy de demander à M. de Laleu le contrat passé avec feu M. le prince et Mme la princesse de Conti ; il n'y aurait qu'à me l'envoyer, et je ferais faire sur-le-champ les diligences nécessaires, et signifier nos droits au régisseur de Régicourt en Lorraine .

Vous savez peut-être que votre sœur, à qui j'ai déjà cédé 2 800 livres de rente, demande encore une petite cession, mais il est juste que vous ayez toujours une part beaucoup plus forte ; c'est à quoi je travaillerai au mois d'octobre, temps auquel j'espère que les affaires de Montbéliard seront pleinement arrangées . On m'a manqué de parole depuis six mois, comme vous le verrez par la lettre de Dupont dont je vous envoie l'original 5 .

Nous vivrions sans doute beaucoup plus commodément réunis que séparés . Je ne crains pour vous que l'horreur de l'ennui dans de longs hivers au milieu des frimas et des neiges, avec un vieillard qui a renoncé à toute société, hors à la vôtre, et qui n'a de consolation que celle de se faire lire et de dicter 6, ses yeux ne lui permettant plus de lire ni d’écrire, dès que la neige est sur la terre .

Il faut absolument que Dupuits et sa femme tiennent leur ménage, élèvent leur fille, et prennent soin de leur bien de campagne .

Le frère de Mme de Sauvigny 7 ne peut pas toujours rester chez moi ; je ne l'ai pris pendant quelque temps que par pure compassion, et pour lui donner le loisir de payer ses dettes criardes . Sa société ne vous amuserait pas quoiqu’il soit infiniment complaisant et qu'il sache rester dans sa chambre toute la journée . On n'a rien à se dire dans la retraite ; on n'est point soutenu par l'histoire du jour. Très peu de gens ont dans eux-mêmes un fonds de conversation utile . C'est ce qui m'a déterminé à substituer pendant mon frugal dîner et mon frugal souper des lectures instructives à l'ennui de ne rien dire, ou de dire de ces choses frivoles dont il ne reste rien, et qui forment pourtant tout le brillant de la société de Paris .

L'amusement du théâtre, et l’affluence du monde vous a soutenue pendant quelque temps, mais ce sont des plaisirs de passage qui nous sont désormais interdits .voyez si vous avez en effet le courage de venir affronter la solitude . C'est une très grande entreprise que je souhaite pour ma consolation, et que je crains extrêmement pour vous . Les premiers jours sont agréables, les autres peuvent être affreux . La campagne est un séjour horrible pour une femme de Paris , à moins qu'elle n'en aime passionnément les détails, et qu'elle ne soit entourée d'une société convenable . Recevoir chez soi des officiers qui viennent en bottines jouer une partie de wisk 8, avec lesquels on ne peut former aucune liaison, , et qui dans six mois vont se transplanter à cent lieues de vous, ne voir que des oiseaux de passage, aller à deux lieues faire une visite, cela n'est pas bien délicieux, et à la longue c'est un supplice .

Consultez-vous donc bien, encore une fois ; gardez-vous du repentir . Je suis prêt d'immoler toutes mes consolations à votre bonheur ; je ferai tout ce que vous voudrez . Le premier de mes désirs est que vous soyez heureuse avec moi, et le second que vous soyez heureuse sans moi .

On devait jouer Les Guèbres à Lyon ; mais la seule crainte de déplaire à l'archevêque qu'on suppose avoir du crédit, à grand nombre de protestants qui sont à Lyon, les applications toutes naturelles des Guèbres aux protestants, en un mot , les préjugés qui gouvernent le monde, ont empêché le prévôt des marchands de hasarder la pièce ; il n'a pas même osé en parler à l'archevêque . L'intendant a voulu les faire jouer à sa campagne, et je ne sais s'il en aura le courage . Lyon attend que la pièce soit représentée à Paris, et Paris attend qu'elle le soit à Lyon .

On donnera le divertissement de La Princesse de Navarre à Fontainebleau, Mérope et Tancrède . J’aimerais mieux qu'on donne Les Scythes. À l’égard de Pandore, M. d'Argental m'a proposé des changements qui me paraissent impraticables, et qu'il m’est impossible de faire . Voilà tout ce que je sais sur le chapitre des bagatelles . L'essentiel pour moi est que je puisse contribuer à votre félicité .

J'aurais voulu, ma chère amie, vous écrire de ma main mais je suis trop faible . Je vous embrasse bien tendrement .

V. »

1 Antoine-Jean Amelot de Chaillou

2 Sur ce « de Bourcet » voir lettre du 27 avril 1768 à Mme Denis : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2023/12/30/nous-mettrons-tout-cela-au-net-dans-un-mois-6477846.html

Son nom véritable est Pierre-Joseph Bourcet ; il a été envoyé en Corse en qualité de lieutenant général en mars 1769 .

3 Louis XV . La transformation de Vimes, proposé comme pseudonyme par Mme Denis, en Wim, proche de l'anglais whim « caprice » répond peut-être de la part de V* à une intention ; voir la suite du paragraphe .

4  Mme Du Barry .

5 Cette lettre ne nous est pas parvenue, mais voir la lettre du 19 septembre 1769 à Dupont qui est la réponse .

6  Mot significatif . Le 22 août, Hennin a écrit à Mme Denis , en parlant bien entendu de V* ( « le patron » ) : « Il est très vrai qu'il a des moments de vide, qu'il sent la différence de votre société à celle à laquelle il se réduit, mais un autre motif le retient . Sa fureur d'imprimer qui continue toujours, qui augmente même, ne lui laisse pas envisager sans peine d'avoir auprès de lui quelqu'un qui soit en droit de lui en représenter les dangers . Croyez, madame, que c'est à cette passion que vous êtes sacrifiée ; » Le témoignage est d'autant plus intéressant qu'Hennin guettait , pour le compte de Mme Denis, les « bons moments » de son oncle à son égard .

7  Durey de Morsan, dont Mme Denis et Hennin se plaignent souvent . Pour la première, écrivant au second, il est au premier rang des «  gens si atroces » qui peuplent la maison de son oncle (lettre du 11 septembre 1769 ) . Elle précise même : « Ce galant homme a empoisonné son père. […] Il faut vous dire que cet homme a un laboratoire chez le patron, qu’il fait des drogues toute la journée . Ce qui me rassure pour le patron c'est qu'il a intérêt à le conserver . Mais il en a beaucoup à faire du mal et je crains fort ses bouillons.". Noter que les relations entre Hennin et Mme Denis sont si intimes qu'il lui a dit de venir vivre avec lui dans une « espèce de mariage".

8 Le Whist .

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