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23/10/2010

qui n'est que sage n'est pas grand chose

 

 

 

  

 

« A Charles-Augustin Ferriol, comte d'Argental

et à

Henri Lambert d'Herbigny, marquis de Thibouville [i]

 

A Ferney 22è octobre 1777

 

Messieurs et anges, je vous jure encore une fois qu'aucun mortel ne savait de quoi il était question. Ma folie est à présent publique [ii]. C'est à votre sagesse et à vos bontés de la conduire. J'aurais voulu que cette folie eût été plus tendre, et eût pu faire verser quelques larmes, mais ce sera pour une autre fois. Je suis occupé actuellement d'une nouvelle extravagance à faire pleurer [iii]. Il y a je ne sais quoi de trop philosophique dans celle que vous protégez [iv]. Cela est attachant, cela n'est pas mal écrit ; mais élégance et raison ne suffisent pas . Ce n'est pas assez d'un intérêt de curiosité, il faut un intérêt déchirant. Je crois que la pièce est sage ; mais qui n'est que sage n'est pas grand chose. Tirez-vous de là comme vous pourrez.

 

On dit que les acteurs, excepté Lekain, et ceux ou celles que vous voudrez honorer de vos conseils, sont supérieurement plats. On dit que la plupart de ces messieurs débitent des vers comme on lit la gazette.

 

Je vous prierai donc, messieurs, dans l'occasion, d'empêcher qu'on ne m'estropie et qu'on ne me barbarise.

 

Je viens d'écrire à M. le mal de Duras [v], comme vous me l'avez ordonné. Je lui ai dis, avec raison, que la consolation de la fin de mes jours dépendait de lui. Car, messieurs mes anges, sachez que je ne puis avoir le bonheur de vous revoir qu'en Sicile [vi]. Sachez que si je vivais assez pour aller jusqu'à Constantinople [vii], je ne pourrais faire ce second voyage qu'après avoir passé par Syracuse.

 

Je n'ai point dit à M. le mal de Duras de quoi il s'agissait précisément. Je l'ai seulement prévenu que vous lui montreriez quelque chose qui avait un grand besoin de sa protection. Je me suis bien donné de garde de lui dire que vous lui laisseriez ce quelque chose entre les mains. Je suis bien sûr que ma Syracuse ne sortira pas des vôtres, tout serait perdu si elle en sortait. Autant vaudrait jeter Agathocle et Idace dans le gouffre du mont Etna. Pour moi, j'ai bien l'air de me jeter la tête la première dans le lac de Genève, si vous ne réussissez pas dans ce que vous entreprenez. Nous avons eu deux filles qui se sont noyées ces jours passés ; j'irai les trouver au lieu de venir me mettre à l'ombre de vos ailes ; mais je n'ai que faire de me tuer, mon âge, mes travaux forcés, mes maux insupportables, et la Sicile, et Constantinople me tuent assez , et si je meurs, c'est en me recommandant à messieurs et anges. »

 

 

ii On sait qu'il veut, à son âge, encore faire jouer une tragédie.

iii Une troisième pièce ? Jean Huber écrit à Palmerson (en ayant fait allusion au passage de Joseph II près de Ferney) que V* « a fait en badinant trois tragédies qui ne se joueront jamais. »

iv Agathocle ; cf. lettre du 5 septembre 1777. http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2010/09/08/s...

 

v Premier gentilhomme de la chambre « d'année » ; auparavant, V* a écrit par erreur au duc d'Aumont ; cf. lettre du 10 octobre à d'Argental.

vi A l'occasion de la représentation d'Agathocle qui se passe en Sicile ; elle ne sera jouée que l'année suivant la mort de V*, le 31 mai 1779.

vii Irène.

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