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19/09/2013

La plus grande difficulté de ce travail consistera à le rendre intéressant pour toutes les nations

... Concernant les écrits de Voltaire, je n'ai point de soucis quant à leur intérêt pour toutes les nations . Pour mes quelques reflexions, considérez-les comme des amuse-gueules dont on peut se passer, mais qui m'obligent malgré tout à ne pas rester spectateur inerte et tenter de rebondir du XVIIIè siècle à nos jours , la pensée voltairienne bravant les siècles, elle n'a pas une ride .

Ouvrez l'oeil, mais pas seulement ...

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 Cultivez la curiosité

 

« A Son Excellence Monsieur le comte Ivan Ivanovitch SCHOUVALOW

chambellan de Sa Majesté impériale

lieutenant général etc. etc.

à Petersbourg.

A Schwessingen, maison de plaisance de monseigneur l'électeur palatin, 17 juillet 1758.

Monsieur, j'ai reçu, en passant à Strasbourg, le paquet dont vous m'avez honoré, par le courrier de Vienne 1. J'ai lu toutes vos remarques et toutes vos instructions. Je suis confirmé dans l'opinion que vous étiez plus capable que personne au monde d'écrire l'histoire de Pierre le Grand. Je ne serai que votre secrétaire, et c'est ce que je voulais être.

La plus grande difficulté de ce travail consistera à le rendre intéressant pour toutes les nations c'est là le grand point. Pourquoi tout le monde lit-il l'histoire d'Alexandre, et pourquoi celle de Gengis-kan, qui fut un plus grand conquérant, trouve-t-elle si peu de lecteurs?

J'ai toujours pensé que l'histoire demande le même art que la tragédie, une exposition, un nœud, un dénoûment, et qu'il est nécessaire de présenter tellement toutes les figures du tableau qu'elles fassent valoir le principal personnage sans affecter jamais l'envie de le faire valoir. C'est dans ce principe que j'écrirai et que vous dicterez.

Si ma mauvaise santé et les circonstances présentes le permettaient, j'entreprendrais le voyage de Pétersbourg, je travaillerais sous vos yeux, et j'avancerais plus en trois mois que je ne ferai en une année loin de vous; mais les peines que vous voulez bien prendre suppléeront à ce voyage.

Ce que j'ai eu l'honneur d'envoyer à Votre Excellence n'est qu'une première et légère esquisse du grand tableau dont vous me fournissez l'ordonnance.

Je vois, par vos Mémoires, que le baron de Stralemheim 2 qui nous a donné de meilleures notions de la Russie qu'aucun étranger, s'est pourtant trompé dans plusieurs endroits. Je vois que vous relevez aussi quelques méprises dans lesquelles est tombé M. le général Le Fort 3 lui-même, dont la famille m'a communiqué les Mémoires manuscrits. Vous contredites surtout un manuscrit très-précieux 4, que j'ai depuis plusieurs années, de la main d'un ministre public 5 qui résida longtemps à la cour de Pierre le Grand. Il dit bien des choses que je dois omettre, parce qu'elles ne sont pas à la gloire de ce monarque, et qu'heureusement elles sont inutiles pour le grand objet que nous nous proposons. Cet objet est de peindre la création des arts, des mœurs, des lois, de la discipline militaire, du commerce, de la marine, de la police, etc., et non de divulguer ou des faiblesses ou des duretés qui ne sont que trop vraies. Il ne faut pas avoir la lâcheté de les désavouer, mais la prudence de n'en point parler, parce que je dois, ce me semble, imiter Tite-Live, qui traite les grands objets, et non Suétone, qui ne raconte que la vie privée.

J'ajouterai qu'il y a des opinions publiques qu'il est bien difficile de combattre. Par exemple, Charles XII avait en effet une valeur personnelle dont aucun prince n'approche. Cette valeur, qui aurait été admirable dans un grenadier, était peut-être un défaut dans un roi.

M. le maréchal de Schwerin 6, et d'autres généraux qui servirent sous lui, m'ont dit que, quand il avait arrangé le plan général d'un combat, il leur laissait tous les détails; qu'il leur disait « Faites donc vite; toutes ces minuties dureront-elles encore longtemps ? » et il partait le premier, à la tête de ses Drabans 7, se faisait un plaisir de frapper et de tuer, et paraissait ensuite, après la bataille, d'un aussi grand sang-froid que s'il fut sorti de table.

Voilà, monsieur, ce que les hommes de tous les temps et de tous les pays appellent un héros ; mais c'est le vulgaire de tous les temps et de tous les pays qui donne ce nom à la soif du carnage. Un roi soldat est appelé un héros; un monarque dont la valeur est plus réglée et moins éblouissante, un monarque législateur, fondateur et guerrier, est le véritable grand homme, et le grand homme est au-dessus du héros. Je crois donc que vous serez content quand je ferai cette distinction. Permettez-moi de soumettre à vos lumières une observation plus importante. Olearius 8, et, depuis, le comte de Carlisle 9, ambassadeur à Moscou, regardent la Russie comme un pays où presque tout était encore à faire. Leurs témoignages sont respectables, et, si on les contredisait en assurant que la Russie connaissait dès lors les commodités de la vie on diminuerait la gloire de Pierre Ier, à qui on doit presque tous les arts il n'y aurait plus alors de création. Il se peut que quelques seigneurs aient vécu avec splendeur, du temps du comte de Carlisle mais il s'agit d'une nation entière, et non de quelques boïards. Il faut que l'opulence soit générale, il faut que les commodités de la vie se trouvent dans tous les ordres de l'État, sans quoi une nation n'est point encore formée, et la société n'a point reçu son dernier degré de perfection.

Il est peu important que l'on ait porté un manteau par-dessus une soutane cependant, par pure curiosité, je désire savoir pourquoi, dans toutes les estampes de la relation d'Olearius, les habits de cérémonie sont toujours un manteau par-dessus la soutane, retroussé avec une agrafe. Je ne peux m'empêcher de regarder cet habillement ancien comme très-noble.

Quant au mot tsar, je désirerais savoir dans quelle année fut écrite la Bible slavone 10, où il est question du tsar David et du tsar Salomon. J'ai plus de penchant à croire que tsar ou thsar vient de sha 11 que de césar; mais tout cela n'est d'aucune conséquence.

Le grand objet est de donner une idée précise et imposante de tous les établissements faits par Pierre Ier, et des obstacles qu'il a surmontés car il n'y a jamais eu de grandes choses sans de grandes difficultés.

J'avoue que je ne vois, dans sa guerre contre Charles XII, d'autre cause que celle de sa convenance, et que je ne conçois pas pourquoi il voulait attaquer la Suède vers la mer Baltique, dans le temps que son premier dessein était de s'établir sur la mer Noire. Il y a souvent dans l'histoire des problèmes bien difficiles à résoudre.

J'attendrai, monsieur, les nouvelles instructions dont vous voudrez bien m'honorer, sur les campagnes de Pierre le Grand, sur la paix avec la Suède, sur le procès de son fils, sur sa mort, sur la manière dont on a soutenu les grands établissements qu'il a commencés, et sur tout ce qui peut contribuer à la gloire de votre empire. Le gouvernement de l'impératrice régnante est ce qui me paraît le plus glorieux, puisque c'est de tous les gouvernements le plus humain.

J'ai l'honneur d'être toujours avec tous les sentiments que je vous dois

monsieur

de Votre Excellence

le très humble et très obéissant serviteur

Voltaire.

Je vous demande pardon de ne pas écrire de ma main . Je suis obligé de dicter étant un peu malade . J'attendrai vos ordres aux Délices près de Genève . 12»

1Des documents accompagnés d'une lettre du 2-13 juin 1758 : « […] je vous envoie quelques matériaux pour l'histoire de la Russie . J'y joins aussi les notes que j'ai pris la liberté de faire sur le commencement de votre ouvrage ; il s'était glissé quelques erreurs dans ce beau morceau […] mais ces erreurs ne sont pas les vôtres […] l'on doit les attribuer à l'inexactitude des mémoires dans lesquels vous avez puisé . Ceux que j'ai l'honneur de vous adresser à présent ont l'avantage de la vérité […] vous y trouverez des tables chronologiques, des dénombrements , des calculs V Je travaille à présent à faire traduire les campagnes par terre de Pierre le Grand V Les débuts ont été un peu difficiles . Si par la suite il vous naissait quelques doutes faites-moi la grâce de me les communiquer. »

2 Ou plus exactement Strahlenberg ; voir lettre du 7 août 1757 à Schouvalov : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2010/08/07/n-peut-encore-parler-de-quelques-faiblesses-d-un-grand-homme.html

3 Sur Le Fort, voir lettre du 6 septembre 1757 à Isaac Le Fort : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2010/09/06/quoique-je-ne-lise-jamais-les-journaux.html

4 Ce manuscrit envoyé par Frédéric II à V* ,( voir lettre de Frédéric II du 13 novembre 1737 : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k411350z/f346.image....) semble avoir contenu les mémoires de Vockerodt et de Suhm ; une copie de l'ouvrage de Suhm se trouvait à la bibliothèque de Sans Souci ; les mémoires de Vockerodt parurent en traduction française dans les Œuvres posthumes du roi de Prusse, 1789, et l'original fut publié sous le titre « Erörterungen einiger Fragen, die unter Peters I. Regierung in Russland vorgegangenen Veränderungen betreffend » dans les Zeitgenössuische Berichte zur Geschichte Russlands ; 1872.

6 Comte Kurt Christoph von Schwerin .

7 Gardes du corps.

8 Le livre d'Adamus Olearius ( = Adam Olschläger ) parut en allemand à Schlesswig en 1647 sous le titre Offt begehrte Beschreibung der newen orientalischen Reise et en traduction française, en 1636 sous le titre Voyages faits en Moscovie, Tartarie et Perse par le sieur Adam Olearius .

9 Charles Howard, premier comte de Carlisle, ambassadeur extraordinaire en Russie, Suède et Danemark , de 1663 à 1664 .

10 La première bible en slavon fut imprimée à Ostrog en 1581 .

11 V* campe sur cette étymologie fausse ; czar , comme l'allemand Kaiser dérive du latin Caesar .

12 La fin de lettre depuis humble et … ne figure pas sur la minute olographe qui contient en post scriptum : « Un grand avantage dans l'histoire de Russie est qu'il n'y a point de querelles avec les papes . Ces misérables disputes qui ont avili l'Occident ont été inconnues chez les Russes. »

 

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